TOUT COMPRENDRE - Pourquoi la fusion nucléaire suscite l'enthousiasme de la communauté scientifique?
Ce mardi est peut-être un jour à marquer d'une pierre blanche dans l'histoire scientifique mondiale. Le département américain de l'Energie vient d'annoncer aujourd'hui une "avancée scientifique majeure" dans le domaine de la fusion nucléaire. Le week-end dernier, le quotidien britannique Financial Times a révélé que des scientifiques du Laboratoire national Lawrence Livermore (LLNL), situé en Californie, sont parvenus à obtenir un "gain net d'énergie" d'un réacteur à fusion expérimental le lundi 5 décembre peu après 1 heure du matin.
"Cela a pris des générations de scientifiques pour atteindre cet objectif, c'est un exemple de persévérance et du pouvoir de la recherche américaine", a déclaré lors d'une conférence de presse le docteur Arati Prabhakar qui dirige la politique scientifique et technologique de la Maison Blanche.
Ces révélations n'ont pas tardé à susciter l'enthousiasme de la communauté scientifique internationale. La fusion nucléaire constitue en effet une technologie qui pourrait drastiquement changer le rapport des hommes à l'énergie en le rendant plus durable et soutenable. BFM Business fait le point sur cette technnologie, les avancées en la matière et ce qu'il reste à accomplir pour en tirer le plein potentiel.
• En quoi consiste la fusion nucléaire?
Comme son nom le suggère, la fusion nucléaire consiste à faire fusionner deux noyaux atomiques légers d'hydrogène pour en créer un lourd, de l'hélium, afin de libérer de l'énergie lors du procédé. Elle s'oppose à la fission nucléaire, technique utilisée dans les centrales nucléaires, et qui correspond à la rupture des liaisons de noyaux atomiques lourds. La fusion est source de fascination car il s'agit du processus à l'oeuvre dans les étoiles, dont notre Soleil. Grâce aux conditions de chaleur et de pression extrêmes qui y règnent, les atomes d'hydrogène fusionnent pour former de l'hélium, produisant au passage une immense quantité d'énergie.
"Contrôler la source d'énergie des étoiles est le plus grand défi technologique jamais entrepris par l'humanité", a écrit sur Twitter le physicien Arthur Turrell, auteur du livre "The Star Builders".
La fusion n'est possible qu'en chauffant de la matière à des températures extrêmement élevées (de l'ordre de plus de 100 millions de degrés). "Donc il faut trouver des moyens pour isoler cette matière extrêmement chaude de tout ce qui serait susceptible de la refroidir. C'est la problématique du confinement", explique Erik Lefebvre, chef de projet au Commissariat à l'Energie atomique (CEA).
• Quelles sont les deux méthodes de fusion?
La première méthode est la fusion par confinement magnétique. Dans un immense réacteur, des atomes légers d'hydrogène (deutérium et tritium) sont chauffés. La matière est alors à l'état de plasma, une sorte de soupe de très faibre densité. Elle est contrôlée à l'aide d'un champ magnétique, obtenu à l'aide d'aimants. C'est la méthode qui sera utilisée pour le projet international ITER, actuellement en construction en France, et celle employée par le JET (Joint European Torus) près d'Oxford.
Une deuxième méthode est le confinement inertiel. Là, des lasers de très forte énergie sont envoyés à l'intérieur d'un cylindre de la taille d'un dé à coudre, contenant l'hydrogène. C'est la technique utilisée par le Laser Megajoule (LMJ) français, ou le projet le plus avancé en la matière, le National Ignition Facility (NIF) américain qui dépend du laboratoire californien. Le but est alors davantage de démontrer le principe physique, quand la première méthode cherche à reproduire une configuration proche d'un futur réacteur à fusion.
"Pendant des années, nous avons perdus la course entre le réchauffement du plasma issu de la fusion nucléaire et son refroidissement", a illustré l'un des scientifiques lors de la conférence de presse.
• Pourquoi le LLNL a réalisé une avancée majeure?
En obtenant un "gain net d'énergie" inédit lors d'une fusion nucléaire, les scientifiques du Laboratoire national Lawrence Livermore ont pour la première fois produit davantage d'énergie que la quantité utilisée pour provoquer cette réaction. Pas moins de 3,15 mégajoules d'énergie ont été produits soit plus de 200% des 2,05 mégajoules utilisés par les 192 lasers pointés vers une cible aussi petite qu'un dé à coudre, où sont placés les atomes légers d'hydrogène à fusionner.
Un tel résultat fournirait enfin la preuve d'un principe physique imaginé il y a des décennies. Il s'agirait ainsi d'un "succès pour la science", a souligné Tony Roulstone, conférencier à l'université de Cambridge. "Il s'agit d'une avancée de taille, extrêmement enthousiasmante", a commenté Jeremy Chittenden, professeur de physique des plasmas à l'Imperial College London. "Cela prouve que le but longtemps recherché, le Graal de la fusion, peut être réalisé."
Contrairement à la fission, la fusion ne comporte aucun risque d'accident nucléaire. "Si jamais il manque quelques lasers qui ne se déclenchent pas au bon moment, ou si jamais le confinement du plasma par le champ magnétique (...) n'est pas parfait" la réaction va tout simplement s'arrêter, explique Érik Lefebvre. De plus, la fusion nucléaire produit moins de déchets radioactifs que les actuelles centrales. Surtout, elle ne génère pas de gaz à effet de serre contrairement aux centrales à charbon ou à gaz. "C'est une source d'énergie qui est totalement décarbonnée, qui génère très peu de déchets, et qui est intrinsèquement extrêmement sûre", ajoute Erik Lefebvre. Ce qui en fait "une solution d'avenir pour les problèmes d'énergie à l'échelle du globe".
"Après 60 ans de recherche et d'expérimentation, c'est un premier pas vers une énergie propre pouvant révolutionner le monde, a indiqué Jill Hruby, sous-secrétaire chargée de la sécurité nucléaire nationale. Nous comprenons mieux nos armes nucléaires aujourd’hui que quand nous les utilisions."
• Pourquoi le chemin à parcourir est encore long?
"Le chemin est encore très long" avant "une démonstration à une échelle industrielle et qui soit commercialement viable", avertit Érik Lefebvre. La directrice du laboratoire national Lawrence Livermore, le docteur Kim Budil, a ainsi estimé qu'il faudrait attendre plusieurs décennies avant de commercialiser cette technologie. "Nous avons besoin du secteur privé pour atteindre la commercialisation même si l’investissement public dans la recherche a été très utile, a rappelé la ministre de l'Energie Jennifer Granholm. Le président Joe Biden veut commercialiser cette fusion nucléaire d’ici une décennie." Parmi les défis: augmenter l'efficacité des sources laser, et reproduire l'expérience à de beaucoup plus fortes cadences.
"Pour transformer la fusion en source d'énergie, nous devrons augmenter encore le gain d'énergie, a averti Jeremy Chittenden. Nous devrons également trouver le moyen de reproduire le même effet à une haute fréquence, et pour bien moins cher, avant de pouvoir raisonnablement en faire une centrale."
En raison de son stade de développement encore précoce, la fusion nucléaire ne représente pas une solution immédiate à la crise climatique et au besoin de transition rapide des énergies fossiles. Pour limiter le réchauffement climatique, il est donc absolument nécessaire de réduire dès aujourd'hui au maximum les émissions de gaz à effet de serre, martèlent tous les experts du climat.
"Cette expérimentation pose la base de gains d’énergie encore plus importants, a estimé Tammy Ma, physicienne membre de l'équipe scientifique. Maintenant, il faut déterminer où il faut investir pour simplifier cette technologie, notamment la cible. Si on augmente le gain d’énergie, on peut aussi réduire les lasers."
D'autres projets de fusion nucléaire sont en développement, notamment le projet international ITER, actuellement en construction en France. Au lieu de lasers, la technique dite de confinement magnétique sera utilisée: les atomes d'hydrogène seront chauffés dans un immense réacteur, où ils seront confinés à l'aide du champ magnétique d'aimants.