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TOUT COMPRENDRE - Quels enjeux soulève la livraison de bombes à sous-munitions à l’Ukraine?

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Le 7 juillet, Joe Biden a annoncé son intention de fournir à l'Ukraine des bombes à sous-munitions dont l'utilisation est interdite dans plus d'une centaine de pays. Destinées au déminage et à faire face au manque de munitions classiques, elles créent une gène dans les pays alliés de Kiev.

Les États-Unis ont annoncé vendredi une nouvelle aide militaire en soutien à l'Ukraine face à la Russie, dont des armes à sous-munitions, franchissant un nouveau seuil dans le type d'armement fourni à Kiev. L'annonce de Washington a suscité de fortes critiques d'ONG et l'embarras des pays européens. Quelques éléments pour mieux comprendre ce tournant dans la guerre en Ukraine.

• Les bombes à sous-munitions, c'est quoi?

Les bombes à sous-munitions (en anglais "dual-purpose improved conventional munitions", ou DPICMS) sont des missiles, des obus d’artillerie et des roquettes, tirés par des blindés, des canons ou lancés lors de frappes aériennes. Ces armes ressemblent à des munitions classiques à la différence qu'elles lâchent dans les airs entre quelques dizaines et quelques centaines de mini bombes non guidées et pesant moins de 20 kilogrammes chacune sur une superficie de plusieurs centaines de mètres carrés.

Le modèle que les Etats-Unis vont fournir à l'Ukraine sont les M864, des obus d'artillerie de 155mm de fabrication américaine disposent de 88 mini-bombes qui se répandent sur une zone de 5 kilomètres carrés. Ils sont compatibles avec les pièces d'artillerie fournies à l'Ukraine par les pays de l'Otan dont la portée atteint 20 kilomètres.

130 pays sont signataires de la convention d'Oslo de 2008, entrée en vigueur en 2010, qui proscrit cet armement qualifié d'armes "sales". Parmi eux, la majorité des pays européens et de l'Otan qui se sont engagés à ne pas en produire, ne pas les utiliser, ne pas en vendre et ne pas les stocker.

Les Etats-Unis, la Russie, l'Ukraine et la Chine n'ont pas signé ce traité. Les Américains en produisent et disposent d'un stock important. Une loi en interdit l'exportation, mais donne au président la possibilité de le faire si l'intérêt national est en jeu, ce que Joe Biden a fait pour aider l'Ukraine à accélérer une contre-offensive rendue difficile faute de munitions.

"C'était une décision très difficile à prendre", a expliqué le président américain en précisant qu'il en a "discuté avec (ses) et le congrès" et en admettant que "ces armes représentent un danger pour les civils".

• Pourquoi sont-elles interdites?

Le danger de ces bombes repose sur des frappes à l'aveugle, mais aussi sur celles qui n'explosent pas, devenant ainsi des mines disséminées dans des zones impossibles à localiser. Jusqu'à 40% des mini bombes n'explosent pas et restent ainsi actives pendant des décennies. C'est le cas au Vietnam, au Laos ou au Cambodge où ces bombes sont encore disséminées sur le territoire. Le Cambodge a d'ailleurs mis en garde Kiev sur le danger à long terme.

Selon le CMAC (centre cambodgien anti-mine), l'armée américaine en a largué sur le pays 30 millions jusqu'en 1973. Depuis, 20.000 civils auraient été tués par ces explosifs qui ont aussi fait des dizaines de milliers de mutilés. En janvier dernier, le CMAC a formé une quinzaine de membres de la sécurité civile ukrainienne aux techniques de déminage. Cette formation a été cofinancée par la Japan International Cooperation Agency (JICA).

Wahington affirme que les M864 ont un taux d'échec de 2 à 4%. Mais aussi, elles sont identifiables à leur couleur jaune pour s'en protéger et les récupérer après les combats. Mais le risque zéro n'existe pas.

Pour l'organisation américaine Arms Control Association l'envoi de ces armes est "escalatoire, contre-productif et ne ferait qu'augmenter le danger pour les populations civiles", quand Amnesty International dénonce un "pas en arrière" des Etats-Unis.

• Quel enjeu tactique pour l'Ukraine?

Pour l'Ukraine, l'utilisation de ces munitions à plusieurs intérêts. Avec un seul tir, elles peuvent atteindre de multiples objectifs sur une large zone. Elles permettent de bloquer une colonne de blindés en une fois, de neutraliser en un tir les soldats répartis dans plusieurs tranchées creusées en zigzag qui nécessitent des dizaines d'obus classiques pour en venir à bout.

Enfin, elles seront utilisées pour le déminage des champs de mines installés par les militaires russes. En bombardant ces zones, les mini-bombes et les mines exploseront de concert, nettoyant le terrain. L'Ukraine ne dispose que de peu de moyen de déminage. Elle utilise des robots ou des chars modifiés avec des dispositifs issus de l'agriculture pour retourner la terre et faire remonter les mines à la surface.

Les bombes à sous-munitions visent aussi à faire face au manque de munitions classiques que les pays alliés peinent à fournir pour des raisons à la fois budgétaires et industrielles. Elles peuvent aussi permettre de patienter en attendant l'arrivée des avions de combat F-16 et la formation des pilotes. Et surtout, elles vont préserver la vie des soldats russes et faciliter leur avancée sur des zones difficiles.

Kiev s'est engagé à respecter une doctrine pour l'usage de ces armes. Elles ne seront utilisées que sur les territoires occupés et particulièrement pour le déminage, jamais dans les villes mais dans les zones d'occupations de l'armée russe, un registre sera tenu pour enregistrer les tirs et déminer les zones au moment de la reconstruction du pays. Un compte-rendu de chaque tir sera fait pour les pays alliés de l'Ukraine.

Faisant allusion à la Crimée, le ministère ukrainien de la Défense a également indiqué que "ces munitions ne seront pas utilisées sur le territoire officiellement reconnu de la Russie".

• La Russie proteste, mais est accusée d'en avoir utilisé contre l'Ukraine

L'annonce de Joe Biden de fournir à l'Ukraine des armes à sous-munitions a provoqué la colère de Moscou. Selon Dmitri Medvedev, vice-président du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie, cette livraison marque l'entrée dans une nouvelle phase du conflit qui pourrait un jour devenir nucléaire.

"Cet officiel a admis de facto la commission de crimes de guerre par les États-Unis dans le conflit ukrainien", a même réagi l'ambassade de Russie à Washington sur Telegram.

Reste que la Russie est accusée d'en avoir déjà utilisé en Ukraine à plusieurs reprises. Un rapport des Nations Unies publié en mai 2022 affirme que les forces russes en ont fait usage dans des zones des zones peuplées notamment dans plusieurs districts de Kharkiv tuant 9 civils et faisant 37 blessés.

Le 24 février 2022, une arme à sous-munitions a frappé l’hôpital central de Vuhledar, dans la ville de Donetsk, contrôlée par le gouvernement ukrainien.

"Cette attaque a tué quatre civils, en blessant dix autres, et endommageant des ambulances, des véhicules civils et l’hôpital lui-même", précisait la porte-parole du Haut-Commissariat de l’ONU aux droits de l’homme, Liz Throssell.

En mars, l'hôpital de Marioupol a été frappé deux fois par ces armements faisant plusieurs dizaines de victimes. Selon les services de la Haute-Commissaire Michelle Bachelet, "l’utilisation indiscriminée de ces armes pourrait constituer des crimes de guerre". 

• Quelles positions des partenaires de Kiev face à la décision américaine?

L'Ukraine réclame à ses alliés depuis des mois déjà ces bombes à sous-munitions. En acceptant d'en livrer, Joe Biden ne crée pas de division entre les partenaires de Kiev, mais une gène clairement visible au travers des déclarations de plusieurs pays partenaires.

"On n'a pas à soutenir ou pas, les états font ce qu'ils estiment devoir faire, nous [les peys membres de l'UE] c'est clair, on ne ne fera pas", a déclaré ce lundi sur France Info Thierry Breton, commissaire européen.

Le président de la République allemande Frank-Walter Steinmeier tient la même ligne. Il a appelé à ne pas "bloquer" les États-Unis dans leur volonté de livrer ces bombes, tout en défendant son opposition à l'usage de ces armes controversées. Il a lui-même signé au nom de l'Allemagne la convention d'Oslo lorsqu'il était ministre des Affaires Étrangères.

"La position allemande contre les armes à sous-munitions est toujours aussi justifiée. Mais on ne peut pas, dans la situation actuelle, bloquer les États-Unis", a-t-il déclaré lors d'une interview à la télévision allemande ZDF.

Paris et Londres ont eux aussi rappelé leur opposition à ces armes, au nom de la convention d'Oslo dont ils sont signataires. "Nous comprenons l'arbitrage auquel les États-Unis sont parvenus dans leur souhait d'aider l'Ukraine", a toutefois nuancé le Quai d'Orsay.

Pascal Samama
https://twitter.com/PascalSamama Pascal Samama Journaliste BFM Éco