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Pénurie d'avions, hausse des taxes et du trafic, prix des SAF: tout est réuni pour plomber la décarbonation de l'aérien

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Le secteur est actuellement confronté à une combinaison de facteurs néfastes qui risquent bien de ruiner durablement ses efforts pour émettre moins de gaz à effet de serre.

De l'optimisme au douloureux pragmatisme. Il y a encore quelques années, le secteur de l'aérien affichait avec confiance sa feuille de route de décarbonation, s'appuyant sur l'objectif formulé par les 193 États de l'Organisation de l'aviation civile internationale (OACI), une agence de l'ONU, à savoir 0% d'émission de CO2 en 2050.

Au niveau mondial, le secteur aérien contribue actuellement à quelque 3% des émissions de CO2, selon le consensus scientifique.

Mais avionneurs, sous-traitants et compagnies aériennes sont actuellement confrontés à une combinaison de facteurs néfastes qui risquent bien de ruiner durablement leurs efforts pour émettre moins de gaz à effet de serre.

Des avions neufs au compte-goutte

C'est le principal levier mis en avant par les compagnies: renouveler les flottes avec des appareils récents moins consommateurs (de 15 à 20%) en kérosène. Or, si les commandes sont massives (17.000 avions environ au total), les livraisons se font au compte-goutte, la faute à la persistance de tensions sur la chaîne d'approvisionnement qui créent un véritable goulot d'encombrement. Sans oublier les problèmes liés spécifiquement à Boeing.

"L’incapacité à remplacer les anciens avions par des modèles plus performants empêche les compagnies aériennes de réaliser leurs gains d’efficacité énergétique habituels", peut-on lire dans une étude du cabinet Oliver Wyman.

"En conséquence, les émissions de CO2, qui devraient normalement baisser de 1,5 à 2% par an, sont restées stables en 2024."

Les compagnies n'ont d'autre choix que de conserver des appareils anciens dans leurs flottes. "L'âge moyen de la flotte mondiale est passé de 12,1 ans en 2024 à 13,4 ans aujourd'hui", souligne l'étude. On assiste donc à l'effet totalement inverse de ce qui était escompté par le secteur.

Des carburants "propres" trop chers, notamment en Europe

Deuxième levier de la décarbonation, l'utilisation de plus en plus massive des carburants dits propres ou SAF (sustainable aviation fuels), issus de divers moyens de production: biomasse, huiles usagées, carburants de synthèse. L'Union européenne a fixé à 2% depuis le début de l'année l'intégration de SAF dans les carburants. Cette proportion doit monter à 6% en 2030 et progressivement jusqu'à 70% en 2050.

Problème, faute de massification de la production, de stratégie européenne cohérente et de subventions (à la différence des États-Unis), les SAF sont rares et chers, notamment en Europe. "Nous ne disposons pas d'assez de SAF, et le SAF que nous avons est très cher", trois à cinq fois plus que le kérosène issu du pétrole, a affirmé Luis Gallego, patron du groupe aérien IAG (British Airways, Iberia…), au nom de l'association Airlines for Europe (A4E). Pour lui, en l'état, il est impossible à date de tenir les objectifs fixés par l'UE.

"Il est désormais évident que l'offre de SAF ne sera pas au rendez-vous pour atteindre les objectifs de 6% d'ici à 2030", a renchéri le patron de Ryanair, Michael O'Leary.

"A moins que des mesures soient prises immédiatement", pour faire augmenter la production, "la seule solution est de décaler l'objectif 2030", a ajouté Luis Gallego.

Et si les SAF constituent une vraie solution, ils sont eux-mêmes sources d'émissions de CO2 dans leur production. Une récente étude montre que 80% du volume "risquerait de provenir de matières premières qui ne sont pas durables, comme les dérivés de l’exploitation de l’huile de palme". 

Une hausse du trafic mondial qui annule les efforts du secteur

Les chiffres sont sans appel: huit milliards de passagers sont attendus en 2040 contre 4,5 en 2019. Par ailleurs, la flotte mondiale d'avions doit doubler en 20 ans, selon les prévisions d'Airbus, qui table sur un besoin de 42.430 avions neufs d'ici à 2043, dont 18.460 pour remplacer des appareils en fin de vie.

Selon une étude menée par T&E (Transport et Environnement), "les avions utiliseront de plus en plus de carburants alternatifs appelés SAF, moins émetteurs de CO2 sur leur cycle de vie. Mais même en utilisant 42% de SAF comme exigé par la loi européenne, le secteur brûlera en 2049 autant de kérosène fossile qu'en 2023".

La croissance du trafic aérien annule les efforts permis par les SAF, selon T&E
La croissance du trafic aérien annule les efforts permis par les SAF, selon T&E © T&E

Conséquence: l'étude chiffre à -3% "la faible baisse des émissions du secteur aérien européen prévue entre 2019 et 2049, si le scénario de l'industrie se réalise. En 2050, date à laquelle l'UE devra atteindre le zéro émission nette, le secteur aérien émettra encore 79 millions de tonnes de CO2".

"Bien que les carburants de synthèse présentent plus de gages de durabilité et de capacité de mise à l’échelle que les biocarburants, ils ne seront pas en mesure de suivre la croissance débridée du secteur aérien", peut-on lire. "Ces derniers sont une solution de décarbonation de l’aérien seulement si le niveau de trafic est maîtrisé."

Des taxes qui freinent les investissements

Enfin, la multiplication des taxes touchant les compagnies aériennes ou les aéroports est considérée par le secteur comme un frein aux investissements liés à la décarbonation.

Exemple en France avec la hausse de la taxe de solidarité sur les billets. "Une hausse pérenne de la taxe de solidarité sur les billets d’avion en France, au-delà de pénaliser une économie française en grande difficulté, fragilisera structurellement encore un peu plus un transport aérien français dont les besoins financiers pour accompagner sa transition écologique sont pourtant massifs", estime la FNAM, la Fédération nationale de l’aviation et de ses métiers.

Le secteur rappelle que le paquet européen "Fit for 55" de "verdissement" de l'aérien va se traduire par des charges d'un milliard d'euros pour les compagnies françaises en 2030, montant qui "devrait atteindre 2,7 milliards en 2035".

En définitive, "l'industrie entre dans une décennie déterminante, où elle devra équilibrer une forte demande avec de lourdes contraintes pesant sur l’offre et nécessitant des solutions innovantes, en plus d’une adaptation stratégique certaine”, analyse Jérôme Bouchard, partner chez Oliver Wyman.

Olivier Chicheportiche Journaliste BFM Business