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"Les gens ont toujours des fantasmes" sur les salaires: ces entreprises publient déjà les rémunérations de tous leurs employés et ça se passe plutôt bien (malgré quelques couacs)

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Plusieurs sociétés ont déjà mis en place de bonnes pratiques en matière de transparence salariale. Une expérience plutôt positive malgré quelques situations délicates à gérer.

Et si connaître le salaire de vos collègues était une source d'apaisement, plutôt que de tensions? Certaines entreprises ont fait ce pari il y a plusieurs années, avec succès. Et les autres vont bientôt devoir s'y mettre. Une directive européenne sur la transparence salariale doit être transposée d'ici à juin 2026.

Cette législation va introduire un certain nombre de nouvelles obligations pour les entreprises. Les salariés pourront notamment demander des informations sur le niveau moyen de rémunération de leurs collègues effectuant le même travail ou un travail de valeur égal.

Certaines boîtes n'ont pas attendu cette législation pour jouer carte sur table. C'est le cas de Clinitex, une entreprise de nettoyage. Il y a 10 ans, un vendredi soir, le PDG décide de publier les salaires de tous les employés de bureau sur l'intranet* (l'entreprise n'a pas la main sur les rémunérations des agents d'entretien qui sont fixées par la convention collective et donc publiques).

"À job égal salaire égal"

"Pour faire ça, il faut être convaincu que globalement il y a une cohérence dans la grille salariale, chez nous la politique c’était déjà 'à job égal salaire égal', donc je me suis dit que c’était montrable", raconte le patron Edouard Pick. Le lundi matin, deux employés se présentent dans son bureau. "Il y avait deux écarts qui n’étaient pas justifiés et ça nous avait échappé, ça nous a permis de rectifier directement", se souvient-il. Mais à part ces deux cas, la nouvelle a été très bien accueillie par le personnel.

"Les gens ont toujours des fantasmes, ils se disent qu'untel a eu une augmentation parce qu'il met toujours les manageurs en copie, etc. Ma conviction, c'est que quand les choses sont transparentes et expliquées, tout se passe bien", développe le directeur auprès de BFM Business.

Évidemment, une telle transparence nécessite, en amont, d'avoir une politique de rémunération claire et justifiable, c'est-à-dire de décider des critères sur lesquels les salaires sont basés et de les communiquer. Chez Clinitex, le salaire fixe récompense les responsabilités. Ainsi un employé avec 20 ans d’ancienneté a le même salaire qu'un nouvel arrivé s’ils ont les mêmes responsabilités. À ceci près qu'il existe une prime d'ancienneté, tous les 5 ans, 10 ans, etc.

"Quand il y a un sentiment de sincérité, ce n’est plus un sujet"

Malgré une certaine clarté, certains cas posent problème. Clinitex a racheté une entreprise qui ne pratiquait pas les mêmes salaires. Résultat, quelques employés étaient mieux payés que les autres. "On n'y pouvait pas grand-chose, c'est le fruit de l'histoire et le temps fera les choses pour rééquilibrer, c'est-à-dire que les salaires des autres rattraperont", poursuit Edouard Pick.

"On l'a expliqué et les salariés ont compris, notamment grâce au fait que ce n’était pas une injustice volontaire."

Un autre cas s'est présenté. L'entreprise avait beaucoup de mal à recruter un gestionnaire administratif et a donc dû proposer un salaire plus élevé. "Tout a été expliqué aux salariés. Tous les ans, le comité des rémunérations explique les subtilités des rémunérations, le rapport est disponible sur l'intranet", expose-t-il à BFM Business.

"Les différences de rémunération peuvent créer des tensions quand elles ne sont pas expliquées, mais quand il y a un sentiment de sincérité, ce n’est plus un sujet."

"Les grandes gueules réclament des augmentations"

En 2019, c'est l'entreprise de conseil en développement informatique Shodo qui décide de publier une grille de salaire détaillée. Toujours accessible en ligne, elle liste les postes et le salaire correspondant en fonction du nombre d'années d'ancienneté. "Au moment de la publication, quelques consultants étaient en avance sur la grille, donc l’année d'après ils n’ont pas eu d’augmentation", raconte simplement le PDG Jonathan Salmona.

"Au début, on a eu très peur, car on est dans un secteur où les employés ont l'habitude de réclamer des augmentations, en tout cas les grandes gueules le font. Et on passait dans un système où l’augmentation est automatique en fonction des années, on ne privilégie pas ceux qui osent demander", témoigne le dirigeant auprès de BFM Business.

Mais au final, l'instauration de ce système a été bénéfique, assure-t-il. "Cela enlève une charge mentale aux salariés de savoir si leurs collègues sont payés plus, de savoir comment ils vont demander une augmentation, ils se concentrent sur l’essentiel, c'est-à-dire leur travail", développe Jonathan Salmona, qui a conservé un système de bonus pour récompenser la performance. Il assure avoir réussi à réduire le turnover de 25% en général dans le secteur informatique à 6% chez Shodo. "Grâce à la transparence des salaires on a une attractivité forte, jusqu’à 70% des recrutements sont basés sur des candidatures spontanées", ajoute-t-il.

La moitié des salariés prêts à démissionner en cas d'injustice

Malgré quelques moments de tensions, ces chefs d'entreprises témoignent d'une expérience positive. Selon Sandrine Dorbes, spécialiste en stratégie de rémunération, les entreprises ne doivent pas tarder à s'attaquer à ce chantier. Car il nécessite beaucoup de travail en amont.

"Tout d'abord, il faut établir une politique de rémunération claire et explicable aux salariés. Ensuite, il faut faire un état des lieux des écarts et des inégalités qui pourraient exister. Cela va poser des problèmes techniques, des enjeux de labellisation des postes", liste-t-elle à BFM Business. Enfin, il faut selon elle commencer dès que possible à résorber les écarts injustifiables.

Au risque de s'exposer à des conséquences juridiques, mais aussi à une mauvaise image. Selon une étude de PageGroup France, 7 salariés sur 10 jugent leur employeur insuffisamment transparent, et plus de la moitié seraient prêts à quitter leur poste en cas d’injustice perçue.

* L'entreprise Clinitex publie en interne les noms des employés et leurs salaires (avec leur accord). La directive européenne ne va pas aussi loin. Voici les principales ses principales dispositions:

• Les salariés pourront demander et recevoir par écrit des informations (ventilées par sexe) sur les salaires moyens de leurs collègues qui effectuent "un travail égal ou un travail de même valeur".
• Dès 2027, les sociétés de plus de 150 salariés devront publier des rapports précis sur les écarts de rémunération entre les sexes. Cette obligation s'étendra aux entreprises de 100 à 149 salariés en 2031. Si cet écart est supérieur à 5% et non justifié par des critères objectifs et non sexistes, l'entreprise devra corriger ces inégalités.
• Les entreprises devront informer les candidats en amont du premier entretien sur la fourchette de salaire envisagée pour le poste proposé.

Marine Cardot