Le bouquiniste parisien, une espèce menacée

Face au déclin de la lecture, les bouquinistes, qui peuplent les quais de Seine de Paris, sont tentés de vendre des gadgets destinés aux touristes comme des Tours Eiffel miniatures. Une dérive que condamne la mairie. /photo prise le 2 septembre 2010/REUTE - -
par Elizabeth Pineau et Hortense de Roffignac
PARIS (Reuters) - "Mon métier est menacé car les gens ne lisent plus".
Stéphane Kronis est un bouquiniste à l'ancienne. Il a passé la matinée à expertiser un stock de livres anciens - "il y en avait 1.000, j'en ai acheté 200" - qu'il vendra sur l'un des stands installés en bord de Seine devenus au fil du temps indissociables du paysage parisien, au même titre que les ponts et la cathédrale Notre-Dame.
Ce professionnel fait figure de puriste au service d'une activité multiséculaire menacée à mesure que s'émousse l'intérêt du public pour le livre ancien.
Dans les boîtes en fer vert foncé des bouquinistes, gravures antiques, vieux magazines, cartes postales sépia et livres rares côtoient donc de plus en plus des babioles destinées à attirer les touristes -- aimants en forme de baguette, porte-clés "Souvenir de Paris" et autres Tours Eiffel miniatures.
La mairie de Paris ne l'entend pas de cette oreille.
"Ça défigure les quais !", a dit à Reuters Lyne Cohen-Solal, adjointe au maire de Paris.
"C'est trop facile de vendre des Tours Eiffel made in China", estime l'élue socialiste. "S'ils veulent vendre des souvenirs, ils ont tout à fait le droit de louer une boutique. Mais s'ils veulent être bouquinistes, ils doivent respecter le règlement".
Un règlement qui ne leur permet de consacrer qu'une de leurs quatre boîtes à des "objets divers".
QUATRE LIVRES VENDUS PAR SEMAINE
"Moi je ne vends que quatre livres à 10 euros par semaine. Il faut bien vivre !", se défend un bouquiniste anonyme ayant cédé aux sirènes des gadgets pour touristes, très nombreux dans le secteur de Notre-Dame de Paris, l'un des édifices religieux les plus visités au monde.
A l'heure d'internet, il devient en effet difficile pour les commerçants de vendre du papier.
La toile a eu raison "des gens de province qui, il y a encore 20 ans, venaient à Paris pour trouver des livres anciens", témoigne Stéphane Kronis.
"Mon métier est menacé car les gens ne lisent plus. Quand je vois que quelqu'un m'achète un livre parce que son petit copain a le même prénom que l'auteur...", se désole-t-il. "J'espère que les gens vont redevenir intelligents, qu'ils se remettront à lire, à redevenir curieux".
Paul, qui vient d'acquérir pour 40 euros chez un bouquiniste un livre de contes anciens, trouve aussi que les temps ont changé.
"C'est difficile de trouver un objet rare, intéressant et surtout en bon état", dit cet amateur de littérature française de la fin du XIXe siècle. "La clientèle change, peut-être qu'il y a trop de touristes à Paris".
Plus de 200 bouquinistes se disputent les faveurs des promeneurs des quais de la Seine, classés au patrimoine mondial de l'Unesco.
On y vendait déjà des livres à l'inauguration du Pont-Neuf en 1606 ; le mot "bouquiniste" est apparu dans le dictionnaire de l'Académie française en 1789.
"'GUÉGERRE'"
En 2010, ces commerçants forment une communauté disparate composée de véritables antiquaires du livre, auxquels se sont mêlés au fil du temps des vendeurs d'ouvrages plus récents provenant de stocks et des marchands de gadgets.
"On fait des métiers différents", dit Stéphane Kronis. "Moi en juillet et août, je pars, car mes clients sont en vacances et les touristes ne sont pas intéressés par les livres en français. Par contre, ceux qui vendent des souvenirs, c'est leur temps fort".
Craignant que les bouquinistes perdent leur âme, la mairie de Paris a demandé par lettre à des dizaines d'entre eux de nettoyer leurs boîtes, parfois maculées de graffitis, et de reprendre leur activité initiale.
"Ce sont des emplacements exceptionnels que nous considérons comme part de l'attractivité touristique et culturelle", dit Lyne Cohen-Solal. "C'est un des trésors de la ville de Paris, donc il est normal de travailler avec eux".
"On envisage d'autres choses, comme de leur faire vendre des objets qui soient typiquement bouquinistes comme stylos, des buvards, liés à l'écriture", a-t-elle ajouté.
Attention à l'excès de règlementation, prévient Stéphane Kronis. "'Fliquer' les bouquinistes n'a aucun sens. C'est totalement stupide cette 'guégerre'", estime-t-il.
Avec Vicky Buffery, édité par Yves Clarisse