Remontée des taux: quelle est cette "fragmentation" européenne, que craint la BCE?

La Banque centrale européenne (BCE) est sur la brèche. L'institution de Francfort a annoncé ce jeudi la première hausse de ses taux directeurs depuis 11 ans, de 0,50 point. Elle tente, avec ce relèvement, de gérer deux objectifs contradictoires.
D'une part, elle doit s'assurer de la lutte contre l'inflation, qui n'en finit pas d'augmenter: elle a atteint 5,8% en France en juin en rythme annuel, et même 8,6% dans la zone euro. Si les prévisions de Francfort assurent une décrue pour 2023 et 2024 (à 3,5% en 2023 et 2,1% en 2024), elle doit atteindre une moyenne de 6,8% cette année. Surtout, il faut enrayer une inflation sous-jacente qui elle s'installe, au-delà des prévisions, comme le reconnaît la BCE.
"L’inflation hors énergie et produits alimentaires devrait être de 3,3 % en moyenne en 2022, 2,8 % en 2023 et 2,3 % en 2024, en hausse également par rapport aux projections de mars."
D'autre part, la croissance faiblit en Europe et l'institution doit, malgré l'absence de tout mandat officiel dans les traités, protéger ce qu'il reste de la reprise post-pandémie. Restreignant ainsi sa marge de manoeuvre.
Fin des programmes d'achats
Depuis plusieurs mois, la BCE préparait le terrain, annonçant notamment la fin de deux de ses programmes de rachat d'actifs. L'"APP" (asset purchase programme) mis en place en 2014 pour soulager la crise des dettes souveraines qui tiraillait les marchés depuis 2010, et le PEPP (pandemic emergency purchase programme) introduit après le Covid-19 pour en compenser les effets négatifs, vont toucher à leur fin: la BCE ne fera plus grossir la quantité de titres de dette rachetés, se contentant de conserver ceux qu'elle détient jusqu'à leur arrivée à maturité, à laquelle les Etats rembourseront leurs créances.
La fin de ces programmes a des conséquences sur chaque Etat-membre. Elle implique en particulier que la BCE n'aidera plus à financer les nouvelles dettes émises. Or, comme le relève le gestionnaire d'actifs CPR Management dans un billet du mois dernier, un pays comme l'Italie comptait beaucoup sur la BCE pour se financer.
Les montants de dette italienne détenue par les banques italiennes sont restés relativement stables en valeur sur la période 2015-2022 et les autres acteurs domestiques (compagnies d’assurance, ménages, etc) ont plutôt réduit leurs détentions de BTP. En réalité, c’est l’Eurosystème qui absorbe l’augmentation de la dette publique italienne.
En pratique, cela signifie que les Italiens eux-mêmes ne voulaient pas de la dette transalpine, ayant vendu plus de titres qu'ils n'en ont acheté entre 2015 et 2022, à hauteur de 100 milliards d'euros. Sans les rachats de la BCE, la dette va être plus dure à financer.
Le "spread", retour des inquiétudes
Et qui dit refinancement difficile, dit taux d'intérêt élevé pour convaincre les investisseurs. C'est là qu'intervient la "fragmentation" de l'économie européenne, tant redoutée par la BCE.
Francfort craint que le poids des dettes publiques augmente pour les pays fragiles, tandis qu'il stagnera ou s'allégera pour les bons élèves, Allemagne ou Pays-Bas en tête. Symbole de cette divergence, le "spread": le terme désigne l'écart entre le taux d'emprunt de l'Allemagne pour sa dette publique, et celui des autres Etats-membres.
Il a par exemple déjà doublé en un an: la République transalpine émet de la dette à dix ans (BTP) avec un taux d'intérêt qui est 2,14% plus élevé que celui de l'Allemagne et son Bund. Avec pour risque de rendre incohérente la politique monétaire de la BCE, comme l'expliquait mercredi Franck Fixmier, directeur Monde de la gestion obligataire chez Allianz Global Investors.
Il est compliqué d’envisager une hausse de taux si cela veut dire une hausse encore plus élevée pour les pays les plus affaiblis. Un mécanisme pour “caper” cette tension est un prérequis pour la BCE qui permettrait de monter les taux."
L'autre enjeu, c'est aussi les comptes publics: l'Observatoire des comptes publics italien a calculé qu'un point de plus sur le taux d'intérêt impliquait 3 milliards d'euros de dépenses supplémentaires à échéance 12 mois, et 12 milliards supplémentaires pour une période de 5 ans. La BCE craint donc, en livrant les Etats-membres à eux-mêmes, de plomber les comptes de certains d'entre eux, rappelant les pires heures de la crise des dettes souveraines du début de la décennie.
Programme de réinvestissement
Réponse apportée pour le moment par Christine Lagarde et ses équipes: réaménager son système de soutien aux pays en difficulté, à travers un nouvel outil dénommé TPI (Transmission Protection Instrument) que la BCE pourra activer et dont l'une des caractéristiques est que les achats de dette seront potentiellement illimités pour contrer les attaques spéculatives.
Francfort va ainsi continuer à acheter des titres de dette pour les pays fragilisés, réinvestissant l'argent qu'elle récoltera ailleurs, avec d'anciens titres de dette que les Etats-membres lui rembourseront parce qu'ils arriveront à échéance.
La BCE ne créera pas de nouvelles liquidités, et n'accroîtra pas son bilan, mais soutiendra ainsi de façon plus ciblée les marchés les plus sensibles. C'est en tout cas le sens de sa dernière publication stratégique, en juin, qui prévoit aussi le retour du Covid-19.
En cas de nouvelle fragmentation des marchés due à la pandémie, les réinvestissements au titre du PEPP pourront à tout moment être ajustés de façon souple dans le temps, entre catégories d’actifs et entre les juridictions."
Explicitement mentionnée, la Grèce, dont la dette flirte avec les 200% de PIB, en hausse constante malgré les plans de "sauvetage" européens imposant l'austérité budgétaire. La BCE craint l'implosion de ses comptes publics, sur le volet budgétaire, et de rendre caduc tout effort pour maitriser l'inflation dans le pays.
Volonté politique
La méthode ne convainc pas tous les analystes. Ainsi la banque UBS émettait récemment des soupçons quant à la réelle marge de manoeuvre de la BCE.
"Nous sommes frappés par le poids que la BCE accorde au canal de réinvestissement comme moyen d'empêcher la fragmentation, car nous pensons qu'il s'agit du canal le plus faible de soutien."
Particulièrement, Francfort assure que dans des conditions de marché "normales" - comprendre, hors d'un rebond pandémique violent - elle lissera les investissements entre les pays en inversant la clé de répartition de ces rachats pour l'année suivante. "Cela implique qu'il est peu probable que les flux à grande échelle se déplacent vers un seul marché, car il serait délicat de les inverser à court terme", soutient UBS, soulignant qu'il sera ainsi difficile pour la BCE de soutenir une économie plutôt qu'une autre de façon réactive.
Les traités interdisent à la BCE de prêter directement aux Etats en difficulté. Les outils conventionnels de la politique monétaire sont donc restreints pour tenter d'harmoniser le choc de la remontée des taux et de la baisse de la croissance. Reste alors deux pistes d'élaboration: l'harmonisation de politiques budgétaires, d'abord. Cela peut passer par des règles, comme celles du Pacte de stabilité, qui imposait 3% de déficit et 60% de dette maximum. Mais ces dernières règles, intenables, ont volé en éclats pendant la pandémie.
Cela peut aussi passer par des emprunts communs aux membres de la zone Euro, comme cela a été le cas, justement, au plus fort de cette pandémie: ces emprunts avaient pudiquement été nommés "coronabonds" pour ne pas réveiller le spectre d'un vieux débat politique autour des eurobonds, une partie des Etats-membres s'opposant au fait d'être garants d'une dette commune.
Rachats exceptionnels et euro numérique
Outre ces outils, qui réclameraient un consensus politique fort au niveau des institutions européennes - et pas uniquement la BCE, dont ce n'est pas le mandat - Francfort pourrait aussi réactiver son programme d'opérations monétaires sur titres (OMT), outil exceptionnel lancé en 2012 pour racheter de la dette souveraine directement aux Etats.
Il permet d'aider les économies les plus faibles - en priorisant les dettes à court terme notamment - mais entraine des flux de liquidités, qui pourraient nourrir l'inflation dans le contexte actuel.
Enfin, la mise en place future d'un euro numérique - sorte de cryptomonnaie émise par la BCE - pourrait révolutionner le financement des dettes. Chaque particulier pourra détenir des euros numériques sur des comptes créés par l'institution. Il serait donc beaucoup plus facile d'aider à financer les dettes souveraines par ce biais, chacun pouvant utiliser son épargne pour le faire.
C'est strictement interdit aujourd'hui. Mais certains observateurs critiquent cet état de fait, arguant des lourds achats faits par les banques commerciales, très friandes de dettes étatiques : ces achats sont bel et bien financés par les dépôts réalisés par leurs clients.
Quoi qu'il en soit, la BCE va devoir faire preuve d'ingéniosité pour prévenir et contrôler la remontée des taux d'intérêts, faute de quoi l'eurozone pourrait s'enfoncer dans une nouvelle crise des dettes souveraines.