Pénurie de médicaments: la colère des pharmaciens face à "une situation critique"

Antidiabétiques, anticancéreux, antiinflammatoires, antibiotiques de base... La liste de médicaments en rupture en France est longue et ne cesse de grossir. En 2018, 868 médicaments étaient signalés en rupture. Désormais, les compteurs s'affolent et ce ne sont pas moins de 4900 signalements en 2023 auprès de l'ANSM, contre 3761 en 2022, soit une hausse de 30%.
Une situation généralisée en officine: "On en est en rupture de médicaments de base, d'amoxicilline sous forme pédiatrique par exemple, d'antidiabétiques comme l'Ozempic ou le Trulicity", souligne Eric, pharmacien titulaire installé à Montrouge (Hauts-de-Seine).
On a toujours connu ça, mais ça a empiré depuis le Covid"
"Les pénuries de produits de santé ont toujours existé, mais leur nombre a été multiplié par 30 au cours des 10 dernières années jusqu’à atteindre la situation critique que nous connaissons tous depuis la crise sanitaire", confirme l'Ordre National des Pharmaciens dans un communiqué paru en novembre dernier.
Le nombre de médicaments en rupture augmente, mais aussi les catégories concernées. La pénurie touche désormais tous les médicaments sans distinction. Même le paracétamol vient à manquer. "Avant, c'était cantonné à quelques molécules, maintenant ça touche toutes les classes de médicaments", commente un jeune pharmacien titulaire, Vincent* (le prénom a été changé).
Des dizaines d'heures perdues chaque semaine
Conséquence immédiate pour les pharmaciens: des dizaines d'heures perdues à essayer de joindre les grossistes ou les laboratoires pour obtenir les médicaments sur prescription. Des appels aux médecins pour identifier des traitements de substitution. Et en prime, la gestion du stress du patient, qui ne peut se soigner correctement.
Sans compter qu'il y a pénuries et pénuries. Des insuffisances sèches: "pour des antidiabétiques par exemple, où, le médicament reviendra dans 4-5 mois" et des tensions d'approvisionnement: "où le médicament reviendra dans 15 jours à 3 semaines", relate Pierre-Olivier Variot, président d'un des syndicats représentatifs de la profession au micro d'Europe 1. Il faut ajouter à cela des disparités territoriales, en raison de demande et de circuits d'approvisionnement différents. Il sera par exemple moins rapide de se procurer des antigrippaux à Marseille qu'en région parisienne.
Des origines multifactorielles
Les pénuries de médicaments qui compliquent le quotidien des pharmaciens sont devenues l'affaire du gouvernement. Il y voit avant tout un sujet de souveraineté nationale, puisque les pays asiatiques concentrent désormais l'essentiel de la production. 60% à 80% des principes actifs des médicaments proviennent d’Asie, principalement d’Inde et de Chine, qui sont aussi de gros pourvoyeurs de médicaments génériques. La relocalisation de la production en France est une des priorités gouvernementales a rappelé Emmanuel Macron lors d'un déplacement en Ardèche en juin 2023.
"Une dépendance industrielle n’est jamais bonne, et elle est encore moins compréhensible et acceptable quand elle touche la santé et les médicaments", avait souligné le président.
L' Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) voit plutôt dans ces pénuries des origines multifactorielles: difficultés de fabrication, défauts de qualité, production insuffisante, etc. La guerre en Ukraine a aussi eu un impact sur les productions, puisque certains conditionnements comme le verre et l'aluminium viennent à manquer.
Mais les raisons du manque ne sont pas seulement structurelles, il faut aussi y lire une stratégie des industriels pas forcément assumée. Dans un contexte de hausse de la demande mondiale, la France reste plus exposée que ses voisins européens. Les pharmaciens ne sont pas dupes et dénoncent des prix de vente des médicaments trop bas qui inciteraient les laboratoires à vendre dans d'autres pays.
"Prenons par exemple l'Ozempic (antidiabétique également utilisé pour lutter contre le surpoids ou l'obésité). En France ça vaut 70 euros aux États-Unis, c'est vendu entre 400 à 600 dollars la boîte. Pas étonnant que les industriels aillent chercher leurs intérêts ailleurs", analyse Vincent, le pharmacien basé dans les Yvelines.
Feuille de route 2024-2027
Face à ces manques, les réponses commencent à se coordonner. En novembre 2023, l’ensemble des acteurs de la chaîne pharmaceutique (industriels, dépositaires, grossistes-répartiteurs, pharmaciens d’officine et hospitaliers) se sont engagés, en signant une charte pour une répartition équitable des stocks de médicaments disponibles sur le territoire. En février 2024, le ministère du Travail de la Santé et des Solidarités a présenté une feuille de route sur trois ans de lutte contre les pénuries de médicaments, qui complète les mesures déjà édictées en 2022, notamment relatives à la constitution de stocks de sécurité pour les médicaments essentiels. Tout risque de rupture d'un médicament d'intérêt thérapeutique majeur (MITM) doit être signalé à l'ANSM. Un tableau d'équivalence des médicaments devrait permettre de trouver des alternatives plus rapidement pour médecins et pharmaciens.
Au nombre des autres mesures du plan, un meilleur engagement en faveur de la transparence de la chaîne d'approvisionnement, notamment via l'outil DP-Rupture, mis en place par l’Ordre national des pharmaciens. Le plan triennal entend aussi tenir à jour une liste de 147 médicaments stratégiques dépendant le plus d'importations extra-européennes.
Vers une réponse européenne
Comme ce qui a été fait pour le Covid, mais aussi pour les batteries électriques, la réponse se trouvera vraisemblablement dans une action coordonnée à l'échelle européenne. Une Alliance des médicaments critiques a été créée en avril à Bruxelles. Elle sera chargée notamment d’identifier des leviers de politique industrielle et d'accompagner des projets de relocalisation.
Dans ce contexte tendu, la cession annoncée de Biogaran, fabricant de génériques du laboratoire Servier revêt une importance toute particulière. Le Premier ministre a averti ce mercredi que "tout repreneur non européen" qui rachèterait le fabricant de médicaments génériques français Biogaran au laboratoire tricolore Servier devait s'attendre à "des conditions drastiques" et à une "vigilance exceptionnelle" de la part du gouvernement. Le groupe Biogaran représente une boite de médicaments sur huit vendue en pharmacie.