Taxe Gafa sur les géants du numérique: comment ça marche?

Le ministre de l'Économie Bruno Le Maire, lors de la conférence de presse de présentation de la taxe Gafa mercredi 6 mars. - Eric Piermont - AFP
En l'absence de compromis au niveau européen, la France se dote de sa propre "taxe Gafa" (Google, Amazon, Facebook, Apple). Bruno Le Maire a présenté mercredi en Conseil des ministres le projet de loi relatif à la taxation des grandes entreprises du numérique. Ces sociétés payent 9,5% d'impôts en moyenne dans l'Union européenne, contre 23,2% pour les entreprises en général, soit près de 14 points de moins. L'objectif de cette taxe est de commencer à réduire cet écart. Elle est surtout la première à tenter de taxer les entreprises non pas là où se trouvent leurs locaux mais là où elles créent de la richesse. Comment? Pour quelles recettes fiscales? Nous vous détaillons son fonctionnement.
Une taxe qui vise les très grandes entreprises
Cette taxe n'a pas vocation à toucher toutes les entreprises, mais de cibler les grands groupes internationaux qui réalisent des milliards d'euros de chiffre d'affaires. "Nous ne voulons pas freiner l'innovation de nos startups, ni freiner la digitalisation de nos PME", a insisté le ministre de l'Économie.
C'est pourquoi, seules seront concernées les entreprises dont le chiffre d'affaires est de 750 millions d'euros à l'international et 25 millions d'euros en France. Pour celles qui payent l'impôt sur les sociétés en France, elles pourront déduire le montant de la taxe de leur base d'imposition sur les bénéfices. Peu d'entreprises françaises devraient être concernées a priori. La plus emblématique est Criteo, spécialisée dans la publicité en ligne et cotée à la Bourse de New York.
Ciblée sur trois activités
La taxe ne va pas cibler l'intégralité du chiffre d'affaires des entreprises du numérique. Elle se focalise sur trois activités qui sont celles qui génèrent le plus de valeur. Il s'agit des revenus tirés: de la publicité en ligne (qui cible le consommateur en fonction de ses données), de la vente de données personnelles à des fins publicitaires et de l'activité dite de "marketplace" (place de marché en français).
Cette dernière consiste à mettre en relation un acheteur et un vendeur puis de prélever une commission sur leur transaction. Par exemple, un libraire ou un particulier met en vente un livre à 20 euros sur le site d'Amazon. S'il trouve preneur, Amazon va prélever 15% sur le montant de la transaction au titre des "frais de vente", soit 3 euros. Ce principe fonctionne également pour les App store (Google play et Apple store), sur lesquels des sociétés vendent leur application mobile à des utilisateurs.
La critique souvent faite est que la taxe pourrait être répercutée sur le prix payé par le consommateur. Bruno Le Maire a minoré cet argument. La taxe Gafa est de 3% et le niveau moyen des frais de vente est de 10%, selon le ministre. "3% de 10%, soit 0,3 point, je ne pense pas que ça aura un impact très fort sur le niveau de prix pour le consommateur", a-t-il ironisé en conférence de presse.
Par ailleurs, lorsque Darty ou Amazon met en ligne ses propres produits (smartphone, téléviseur...), l'entreprise ne fait pas une activité d'intermédiation, de mise en relation, elle n'est donc soumise à la taxe Gafa.
Un calcul reposant sur plusieurs données
Contrairement à l'impôt sur les sociétés classique, la taxe Gafa n'est pas appliquée sur les bénéfices mais sur le chiffre d'affaires de l'entreprise.
Lorsqu'il s'agit de produits matériels, comme quand Apple vend des smartphones par exemple, il est aisé de déterminer avec précision quel est son chiffre d'affaires réalisé en France. En revanche, quand Google exploite les données personnelles de ses utilisateurs français à des fins publicitaires, mais depuis ses bureaux irlandais, la chose devient plus complexe.
Comment savoir combien les Gafa gagnent d'argent en France sur ces activités dématérialisées? Bercy a retenu une formule qui consiste à appliquer au chiffre d'affaires mondial de l'entreprise un "coefficient de présence numérique", calculé au prorata du nombre d'utilisateurs français actifs sur ses services. La solution est critiquable a reconnu Bruno Le Maire, mais c'est la "seule disponible".
Concrètement, chaque entreprise sera tenue de définir son chiffre d'affaires numérique en France, puis de le déclarer au fisc. Ce sera donc à Google, Facebook et consorts de calculer eux-mêmes leur propre coefficient de présence numérique. Ils s'exposent évidemment à un contrôle fiscal en cas de minoration. Mais la tâche risque de ne pas être facile pour les agents des finances publiques.
"Comme toutes les grandes entreprises, les géants du numérique déposent des comptes annuels qui sont publics, le montant du chiffre d'affaires mondial y figure, l'accès à cette information et sa vérification ne devraient pas être très compliqués", commente Cyril Maucour avocat associé au cabinet Bignon Lebray. "J'ai plus de doutes sur la facilité à trouver l'information sur le nombre d’utilisateurs en France par rapport au nombre d’utilisateurs au niveau mondial. Ce genre d'information n'est pas disponible de façon évidente."
Un rendement modeste mais amené à augmenter
Les Gafa ont-ils vraiment intérêt à minorer leur base taxable? Quand on voit le rendement de l'impôt, la question se pose. Car sur ce chiffre d'affaires français sera appliquée une taxe de seulement 3%. Bercy a tergiversé sur le sujet -réfléchissant un temps à une progressivité allant jusqu'à 5%- avant de retenir cette solution, juridiquement plus sûre et qui reprend la proposition portée au niveau européen.
Résultat, la taxe Gafa devrait rapporter 400 millions d'euros cette année, puis monter progressivement en puissance pour atteindre 650 millions d'euros en 2022, les activités numériques étant en forte croissance. Si on la compare à d'autres impôts, son rendement n'est pas très élevé. L'impôt sur la fortune immobilière (IFI), cette version allégée de l'ISF pour les contribuables aisés, a rapporté 1,5 milliard d'euros en 2018.
La facture ne sera pas très salée pour les géants américains. Pour mémoire, le fisc a perdu un procès face à Google où il lui réclamait 1,1 milliard d'euros d'arriérés d'impôts pour les années 2005 à 2010, soit environ 220 millions d'euros par an. La taxe Gafa devrait être bien moindre pour le moteur de recherche, puisqu'il est peu probable qu'il règle à lui tout seul plus de la moitié de la note. "Le fait que ce montant soit faible va peut-être amener les géants du numérique à ne pas tenter de minorer et payer le juste montant de cet impôt pour restaurer leur image", suggère Cyril Maucour.
Une taxe provisoire
Dans le programme d'Emmanuel Macron à la présidentielle, la taxation des géants du numérique devait se faire au niveau européen. Après deux ans de discussions et de compromis à Bruxelles, Bruno Le Maire n'est pas parvenu à convaincre tous ses partenaires. Un quatuor composé de l'Irlande, la Suède, la Finlande et le Danemark sont restés opposés au dispositif.
Faute d'un accord européen, Paris a décidé de se lancer seule dans l'aventure. D'autres pays travaillent sur un schéma similaire, notamment le Royaume-Uni, l'Autriche et l'Espagne. Surtout, des travaux sont en cours à l'OCDE. Une centaine de pays ont donné leur accord de principe pour arriver à un consensus en 2020 sur la taxation des Gafa. Les États-Unis, s'ils ne partagent pas la version française de la taxe, sont décidés à accélérer les discussions, qui pourraient aboutir à la fin de l'année. Si accord il y a, la version internationale de taxe Gafa sera appliquée en France et remplacera celle qui a été présentée mercredi par Bruno Le Maire. Cette étape est très attendue par les acteurs français de la tech. Ils craignent d'attirer moins d'investisseurs si la France reste la seule (ou presque) à avoir une taxe Gafa.