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Risque-t-on une inflation incontrôlable en indexant les salaires sur les prix?

Illustration - Une fiche de paie

Illustration - Une fiche de paie - Mychele Daniau / AFP

Face à la hausse du coût de la vie, de plus en plus de voix s'élèvent pour réclamer l'indexation des salaires sur les prix. Une mesure que le gouvernement rejette, de peur de voir se former une spirale inflationniste.

Le calcul est vite fait. Entre une inflation annuelle attendue à 5,2% et des revalorisations moyennes qui devraient avoisiner les 3% dans le privé, les salaires des Français ont décroché en 2022. Certes l’Insee prédit une érosion du pouvoir d’achat des ménages limitée à 0,6%*, mais ce recul modéré ne tient qu’aux mesures de soutien mises en place par le gouvernement pour atténuer le choc.

Compte tenu de la situation dégradée des finances publiques, il est légitime de s’interroger sur la capacité de l’Etat à compenser ad vitam æternam la perte de pouvoir d’achat de tous les salariés dans un scénario d’inflation durable. "La réponse à l’inflation doit être équitablement partagée, cela ne peut reposer uniquement sur l’Etat", prévenait dès le mois de mai le ministre de l’Economie, Bruno Le Maire, appelant dans le même temps "les entreprises qui le peuvent à augmenter les salaires".

Les revendications exprimées lors des récents mouvements sociaux ont mis une pression supplémentaire sur les employeurs réticents à sortir le chéquier. Mais pour certaines organisations syndicales, l’heure n’est plus à l’incitation mais à la contrainte. "On voit que la stratégie patronale est globale, c’est clair: on ne donnera rien, même pas des miettes. Donc il faut une réaction globale. (…) Il faut changer de revendication: il faut maintenant appeler à l’indexation des salaires sur l’inflation", estimait la semaine dernière Thierry Defresne, secrétaire CGT du comité européen TotalEnergies.

"Logique, mais dangereux"?

A mesure que l’inflation perdure et se renforce, cet appel à la réindexation des salaires trouve un écho de plus en en plus large. Sans grande surprise, 87% des Français y sont favorables, selon un sondage de l’Ifop pour le JDD. Le débat mérite en tout cas d’être posé car "vivre dans un monde où l’inflation est plus élevée et où les salaires ne suivent pas l’inflation, pour certains, ça va devenir compliqué. On ne va pas y remédier à coups de primes temporaires. Ça pose la question fondamentale de mécanismes d’indexation des salaires sur l’inflation", juge sur BFM Business Jézabel Couppey-Soubeyran, maître de conférence à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Si cette mesure relève à première vue du bon sens en période de hausse généralisée des prix, de nombreux économistes mettent en garde sur ses conséquences potentiellement néfastes. Principale menace: le déclenchement d’une boucle "prix-salaires" dont un pays peine ensuite à s’extirper.

Le mécanisme est simple à comprendre: lorsque les salariés obtiennent des augmentations de salaire conséquentes -à hauteur de l’inflation lorsqu’il y a indexation-, les entreprises voient leurs coûts de production augmenter. Afin de financer ces revalorisations et préserver leurs marges, elles augmentent leurs prix. L’inflation progresse à nouveau, contraignant les employeurs à accorder des augmentations encore plus importantes, puis à relever de nouveau leurs tarifs, et ainsi de suite.

"L’indexation est logique, mais c’est dangereux. Ça ne met aucune limite à l’inflation", met ainsi en garde Jean-Hervé Lorenzi, fondateur du Cercle des Economistes.

Expert en politiques sociales et ancien conseiller de Nicolas Sarkozy, Raymond Soubie assure que "l’indexation généralisée des salaires sur les prix est une énormité économique". "Si on met en place des mécanismes d’indexation des salaires sur les prix, à ce moment-là, on accentue l’inflation et on rend plus difficile la vie des entreprises au moment où celles-ci rencontrent des problèmes d’approvisionnement et de hausses de coûts qu’elles ont déjà du mal à répercuter sur leurs propres clients", a-t-il déclaré sur BFM Business.

C’est précisément cette crainte d'une spirale inflationniste qui conduit le gouvernement à refuser à ce stade tout mécanisme d’indexation (hors Smic), l'exécutif préférant se contenter d’incitations à augmenter les salaires ou à verser des primes lorsque cela est possible. Bruno Le Maire ne s’en cache pas, lui qui expliquait que "le seul risque" en situation "d’inflation élevée" était "la spirale inflationniste qui fait qu’au bout du compte, les prix rattrapent les salaires, puis les salaires rattrapent les prix. (…) Et ce sont les salariés qui finissent perdants".

Une boucle, et alors?

Les défenseurs de la modération salariale en période de forte inflation se réfèrent régulièrement aux années 1970-1980 pour appuyer leurs propos. A l’époque, l’indexation des salaires sur les prix a été tenue directement responsable de la spirale inflationniste qui frappait l’économie tricolore après le choc pétrolier. Face à une situation devenue incontrôlable, le Premier ministre Pierre Mauroy s’était résolu à supprimer l’indexation des salaires en 1982, obtenant finalement le résultat escompté: un ralentissement de l’inflation.

A la lumière des enseignements de la crise des années 1980, l’indexation des salaires conduirait donc inexorablement au déclenchement d’une boucle inflationniste durable en période de flambée des prix. Mais tout le monde ne partage pas cet avis. Certains économistes considèrent que la mise en place d’un tel mécanisme n’entraînerait pas nécessairement ce type de cercle vicieux aujourd’hui. Ou du moins, qu’il ne serait pas d’une ampleur comparable à celui observé il y a quarante ans.

C’est un peu une formule magique qu’on agite et après on ne fait rien. On est à peine à 6% d’inflation et on se dit qu’on va arriver à 20.000% comme en Argentine (si on indexe les salaires, NDLR), on en est très loin", a souligné sur BFMTV Thomas Porcher, membre du collectif Les économistes atterrés.

Rien de dramatique, en somme. 6, 8 ou 10% d'inflation... Quelle différence lorsque les salaires suivent les prix? Ce à quoi les économistes libéraux répondront probablement que cela nuirait tout de même à la compétitivité des produits made in France à l'export et menacerait la survie d'entreprises tricolores.

Dans une tribune publiée dans Marianne, l’économiste et ancien député européen Liëm Hoang-Ngoc juge lui aussi que le risque de spirale inflationniste est plus limité aujourd’hui en raison de la situation du marché du travail, radicalement différente de celle des années 1970. "Le choc actuel s’apparente au choc pétrolier de l’époque. Les entreprises avaient, comme aujourd’hui, répercuté sur leurs prix la hausse du prix du pétrole. Mais, à la différence de la situation actuelle, elles avaient dû, de surcroît, affronter un choc salarial. Les syndicats, en position de force dans une économie alors en plein-emploi, parvenaient à obtenir plus que l’indexation des salaires sur les prix. La boucle prix-salaire était enclenchée (…)", écrit Liëm Hoang-Ngoc.

La crise actuelle n’est au contraire liée qu’à des facteurs exogènes: l’inflation est importée. Les difficultés de recrutement sont certes au plus haut aujourd’hui, mais la France continue de vivre avec le chômage de masse. Si bien que le pouvoir de négociation des salariés n’est probablement pas aussi puissant qu’il y a quarante ans. Dans ces conditions, difficile d’obtenir des augmentations supérieures au niveau de l’inflation.

L’alternative d’une indexation limitée aux plus modestes

Aujourd’hui, seuls le Smic et les prestations sociales sont indexés sur l’inflation. Par effet d’entrainement, les salariés situés juste au-dessus du salaire minimum bénéficient le plus souvent à leur tour de revalorisations mais pas dans les mêmes proportions: une augmentation de 1% du Smic se répercute à hauteur de 0,4% sur les salaires situés entre 1 et 1,1 Smic, et à hauteur de 0,1% pour ceux situés entre 1,4 et 1,5 Smic, selon l’Insee. Cette diffusion partielle se concentre de surcroît uniquement "sur le bas" de l'échelle des salaires, relève Eric Heyer, directeur du département Analyse et prévision de l'OFCE.

Une partie des actifs voient donc leurs revenus se tasser dangereusement par rapport au salaire minimum. "Ça crée de la frustration. Psychologiquement, ce n’est pas bon", souligne l’économiste.

Pour éviter la formation d’une spirale inflationniste tout en protégeant le pouvoir d’achat des salariés les plus vulnérables, certains économistes suggèrent une solution alternative qui consisterait en une indexation des salaires jusqu’à un certain seuil au-delà du Smic. C’est le cas de Jézabel Couppey-Soubeyran qui propose de ne pas indexer "tous les salaires", en tout cas "pas ceux des salariés qui ont un pouvoir de négociation et peuvent facilement s’ajuster", mais ceux "des plus modestes, un peu au-dessus du Smic".

Qui paie?

S’interroger sur la pertinence d’une indexation des salaires sur les prix revient au fond à se poser la question: "Qui doit payer le coût de l’inflation?". "Le vrai sujet, c’est de savoir comment on répartit le prélèvement sur le revenu national", relève l’économiste spécialiste des politiques sociales, Gérard Cornilleau. En pratique, poursuit-il, il est possible de ne pas faire porter ce coût sur les actifs en indexant leurs salaires, le tout sans prendre le risque de déclencher une spirale inflationniste durable et incontrôlable, mais à la condition "qu’on accepte que les profits des entreprises diminuent".

"L’augmentation des salaires c’est une condition nécessaire mais pas suffisante" à la formation d’une boucle. La deuxième condition, c’est que les entreprises puissent répercuter leurs coûts sur les prix", résume Eric Heyer. Or chaque entreprise est dans une situation différente. Pour nombre d’entre elles, il est évidemment impossible d’encaisser une indexation généralisée des salaires tout en maintenant des prix stables sans courir le risque de faillite. Mais dans un environnement ultra concurentiel, certaines auront tout intérêt à limiter la hausse autant que possible pour ne pas perdre leurs clients.

De ce point de vue, faire payer intégralement le coût de l’inflation aux entreprises avec une mesure d’indexation qui s’imposerait à toutes sans distinction serait pour le moins risqué. A ce stade, "l’Etat a fait à peu près la moitié du travail en couverture avec le bouclier et les mesures pour protéger les ménages et entreprises du choc énergétique. Qui paie le reste? Les salariés en perdant du pouvoir d’achat? Ou les entreprises et actionnaires en voyant leurs profits diminuer? Il n’y a pas de bonne solution. Il faut que ces pertes soient les plus équilibrées possible", conclut Mathieu Plane, directeur adjoint du département analyse et prévision de l’OFCE.

En Belgique, les employeurs tirent le signal d'alarme

Pour tenter d’apprécier le risque de formation d’une boucle prix-salaires, l’exemple belge semble tout à fait adapté. Chez nos voisins d’outre-Quiévrin, les salaires sont indexés sur l’inflation via divers mécanismes. Une spécificité qui explique que l’Etat s’est financièrement peu impliqué pour lutter contre la flambée des prix énergétiques. De sorte que ce sont les entreprises qui ont absorbé seules la quasi-totalité du choc.

Dans ce contexte, les employeurs belges tirent la sonnette d’alarme et brandissent le spectre de la spirale inflationniste. Il est vrai que l’inflation belge a atteint un niveau jamais vu depuis 1975 en septembre, à 11,27% sur un an, après 9,94% en août. S’il est sans doute trop tôt pour parler de boucle "prix-salaires" alors que les prix de l'énergie expliquent encore une bonne partie de cette flambée, le risque n’est pas écarté.

Mais hormis les milieux patronaux, personne en Belgique ne semble vraiment prêt à remettre en cause l’indexation des salaires, pas même le gouvernement, le vice-premier ministre Frank Vandenbroucke ayant promis d’aider les entreprises mais en travaillant "sur les prix de l’énergie, pas sur l’indexation des salaires", rappelle La Croix.

Le FMI n'est pas inquiet

Après tout, la Belgique, dont le poids économique est relativement faible au sein de la zone euro par rapport à l’Allemagne, la France ou l’Italie, peut prendre le risque de voir se former une boucle prix-salaires. Chez nous, deuxième économie de la zone euro, ce ne serait pas aussi simple, selon Eric Heyer: "Pourquoi on a peur de cette spirale en France? Si l’inflation venait à déraper, la BCE réagirait très vite pour casser la dynamique avec des hausses de taux que tout le monde redoute. Mais ce n’est pas parce que l’inflation est très forte en Belgique que la BCE va réagir".

Fort heureusement, nous n’en sommes pas encore là. Et c’est même le FMI qui le dit. D’après l’institution monétaire, le risque d’une boucle prix-salaires est pour l’instant contenu. Mieux encore: après avoir étudié 22 situations économiques similaires dans les 40 dernières années (hausse de l’inflation, baisse des salaires réels, baisse du chômage), les experts du FMI ont conclu que la boucle prix-salaires ne se déclenche que dans de très rares cas. Les expériences passées montrent en effet que les salaires augmentent progressivement une fois le choc inflationniste passé, jusqu'à ramener les salaires réels proches de leur niveau antérieur.

Le FMI souligne cependant que cette absence de boucle prix-salaires ne doit pas pousser les dirigeants à ne pas agir pour contrer l'inflation persistante. Il faut en effet éviter, estime l'organisation, que les anticipations d'inflation à venir ne finissent par amener les salariés à réclamer des hausses de salaires encore plus importantes, afin d'intégrer la hausse à venir des prix. Dit autrement, loin de se dire favorable à l’indexation des salaires sur les prix, l’organisation de Washington salue plutôt le rôle des banques centrales qui veillent au grain et augmentent leurs taux pour éviter une élévation des anticipations d’inflation.

Une boucle prix-profits?

Plutôt que les salaires, certains économistes et personnalités politiques regardent vers les profits pour expliquer l’emballement des prix. C’est le cas de Jean-Luc Mélenchon pour qui "ce n’est pas l’augmentation des salaires qui déclenche l’inflation, c’est une boucle profits-prix". Dans un billet publié sur le blog de Mediapart, les économistes de la fondation Copernic Pierre Khalfa et Jacques Rigaudiat assurent eux aussi que "l’augmentation des prix est entretenue, non par une boucle prix-salaires comme voudraient nous le faire croire les gouvernants (…) mais par une boucle prix-profits".

Selon eux, les entreprises ne se contenteraient pas seulement de répercuter la hausse des coûts sur les prix mais relèveraient encore davantage leurs tarifs pour améliorer leur marge. Une théorie contestée par Eric Heyer qui rappelle que le taux de marge des entreprises françaises non financières a globalement baissé depuis un an. L’économiste reconnaît toutefois qu'il a explosé dans certains secteurs, en l’occurrence "l’énergie, les services des transports et les services immobiliers". Ce qui sous-entend que certaines entreprises ont effectivement pu profiter du contexte international, mais qu’il s’agit sans doute d’une minorité.

*par unité de consommation.

https://twitter.com/paul_louis_ Paul Louis Journaliste BFM Eco