Déficit qui s'aggrave: les collectivités sont-elles vraiment responsables?

"Une augmentation extrêmement rapide des dépenses des collectivités territoriales": dans une lettre adressée aux rapporteurs généraux et aux présidents des commissions des Finances des deux assemblées, le ministre démissionnaire des Finances Bruno Le Maire et le ministre démissionnaire délégué aux Comptes publics Thomas Cazenave accusent sans détours les communes, départements et régions, du nouveau dérapage du déficit public - désormais attendu à 5,6% cette année.
Si Bercy déplore également des recettes moins élevées qu'attendu, concernant notamment la TVA, les collectivités se voient donc reprocher de ne pas tenir les cordons de la bourse. Or, le déficit public est calculé en tenant compte de trois données: celles des comptes de l'État, celles des comptes de la sécurité sociale, et celles des comptes des communes, intercommunalités, départements et régions.
Si l'État est très largement déficitaire (à plus de 150 milliards d'euros) et que les différentes branches de la sécurité sociale se montrent aussi déficitaires, les collectivités accusent des bilans contrastés, comme le relève la Cour des Comptes dans son dernier rapport.
"La situation financière des communes et des intercommunalités a continué à s’améliorer (+ 1,2 Md€ d’épargne brute). En revanche, celle des régions est en repli (- 0,4 Md€) et celle des départements s’est dégradée (- 4,7 Md€)."
On raisonne en "épargne brute" parce que les collectivités sont soumises à une stricte rigueur budgétaire.
"La règle d'or s'applique depuis toujours aux collectivités. Elles ont besoin d'épargne pour couvrir leurs dépenses, c'est la loi", explique Romain Colas, maire PS de Boussy-Saint-Antoine (Essonne) et vice-président de l'Association des petites villes de France (APVF).
Villes, départements et régions doivent donc préserver leurs comptes et compenser les pertes éventuelles avec leur épargne: elles n'ont pas le droit de s'endetter pour financer des dépenses de fonctionnement, comme les salaires. Elles ne peuvent emprunter qu'en disposant des fonds nécessaires dans leurs caisses, et pour investir uniquement. Difficile donc de parler d'un dérapage incontrôlé.
Inflation, conjoncture
Dans le détail, les dépenses ont bel et bien progressé, de 6% en un an pour la Cour des Comptes. Ce, pour de multiples raisons, à commencer par l'inflation: elle a des effets puissants sur le prix des achats des collectivités (énergie, eau, chauffage et aliments pour les cantines), ou sur le prix de l'endettement, du fait de la hausse des taux d'intérêts, qui rend la charge de la dette plus lourde.
En outre, la revalorisation du point d'indice des fonctionnaires (+1,5% en 2023 après 3,5% en 2022), décidée par le gouvernement, a pesé sur les collectivités en faisant enfler les salaires de 4,7%. Le recours à de plus en plus de contractuels, par pénurie de main d'œuvre autant que par volonté d'assouplir les effectifs, coûte également puisqu'elle amène à payer plus cher.
L'inflation a en outre d'importants effets indirects: en amenant les banques centrales à relever les taux d'intérêt, elle a paralysé le marché immobilier. Or les droits de mutation à titre onéreux (DMTO), des taxes perçues au moment de la cession d'un bien (elles font partie des "frais de notaire"), sont l'une des ressources principales des départements. En chute de 4,5 milliards d'euros en 2023, elles expliquent l'essentiel du manque à gagner, toutes collectivités confondues, l'année dernière.
La Cour des Comptes pointait elle-même en juillet "l’inadaptation du financement des charges de fonctionnement des départements, principalement constituées de dépenses sociales rigides et évolutives, par un impôt cyclique et volatil."
Réformes fiscales désavantageuses ?
Plusieurs réformes fiscales menées par Paris ont par ailleurs accentué les dépenses et grevé les recettes. La suppression de la taxe d'habitation, pour commencer: alors qu'une partie des recettes allait aux départements et l'autre aux communes, c'est désormais l'État qui compense en transférant vers les deux échelons des parts de ses recettes de TVA.
De la même façon, la réforme des impôts de production, longuement réclamée par le patronat, a privé régions et communes -avec la disparition de la Contribution sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE)- d'une ressource d'ampleur. Elle est compensée par de la TVA, là encore reversée par l'État. En 2022, la TVA versée avait augmenté de 9,4% ; c'était seulement 1,9% en 2023.
La Cour des Comptes explique que la réforme de la CVAE a été favorable, et que les modalités de compensation par de la TVA ont apporté 2 milliards de plus aux collectivités; ce que réfute l'Association des maires de France (AMF), en citant un manque à gagner de 750 millions d'euros pour l'ensemble des collectivités.
Modèle insoutenable
Ces réformes fragilisent surtout la dynamique de dépenses et de recettes des collectivités. Les départements, notamment, se voient privés de toute possibilité d'augmenter les taxes pour compenser des dépenses imprévues ou subies, depuis la fin de la taxe d'habitation.
"Les départements ont désormais des recettes dépendantes de la conjoncture économique, comme les DMTO ou la TVA, mais sont responsables de prestations universelles. C'est hyper toxique: ils doivent souvent par exemple verser plus de prestations sociales quand le marché de l'immobilier rapporte peu. C'est un étau", explique Romain Colas.
Une situation dénoncée par les Départements de France, en juillet, quand Bruno Le Maire réclamait 2 milliards supplémentaires d'économies aux collectivités locales.
"S’il veut que les collectivités territoriales ralentissent leurs dépenses, qu’il commence par alléger celles qu’il leur impose!", tançait François Sauvadet, président de l'association et ancien ministre de la Fonction publique.
"Sur les 2 milliards, les Départements peuvent effectivement contribuer à hauteur de 770 millions. Il leur suffit de ne pas appliquer la hausse du RSA de 4,6 % du 1er avril pour économiser 500 millions et laisser l’État assumer seul les conséquences de l’accord sur les oubliés du Ségur pour en ajouter 270 autres. La solidarité a un coût qu’il faut assumer. Faire porter aux autres les belles promesses que l’on sait pourtant intenables ne fait que nous précipiter tous dans le mur en klaxonnant ", poursuivait-il encore.
Les communes, elles, s'en sortent mieux: elles disposent encore de l'arme de la taxe foncière, qu'elles peuvent ajuster pour générer le bon niveau de recettes. Non seulement la taxe foncière s'ajuste à l'inflation, mais son taux est modulable.
Compenser les pertes de l'Etat
Dernier élément pour convaincre Bercy de taper du poing sur la table: la hausse des dépenses d'investissement. Les collectivités ont eu beau puiser dans leur épargne en 2023, elles ont continué à investir, à hauteur de 72,8 milliards d'euros, soit une hausse de 6,6%, rapporte la Cour. Les communes sont les plus dépensières (+9,3%) mais même les départements continuent à miser (+2,6%).
L'exécutif voit d'un mauvais œil ces surcoûts qui se traduisent par de la dette supplémentaire. Il comptait maintenir le niveau d'investissement au niveau de 2021. "Bercy a pris pour référence, durant les Assises des finances publiques organisées en juin 2023, la période de la pandémie. Mais on dépensait moins - tout était fermé! Il y a un effet de rattrapage" explique Romain Colas.
Le gouvernement compte depuis la mise en place de sa loi de programmation des finances publiques pour les années 2023 à 2027 - qui devait ramener le déficit à 2,7% à la fin du quinquennat -sur une baisse des dépenses des collectivités, de l'ordre de 0,5% par an (en excluant les allocations sociales et les dépenses liées à l'enfance). De quoi investir, justement, et contribuer au redressement des finances publiques: il s'agit bien d'aider l'État.
"Ce qu'on nous reproche, c'est de ne pas financer le déficit de l'État", souligne encore Romain Colas.
Le gouvernement estime que les collectivités, moins rentables que prévu, coûteront 16 milliards d'euros cette année. Non de dépenses supplémentaires, donc, mais de manque à gagner pour l'État.
Bruno Le Maire l'assume: il rappelle en coulisses, rapportent nos confrères des Echos, qu'il était favorable à une loi de finances rectificative au printemps, qui permettrait de conditionner les dotations de l'État aux collectivités à un excédent budgétaire de celles-ci. Aucun contrôle de ce type n'existe à l'heure actuelle.
Les dotations représentent 30% des revenus des collectivités, environ. Ces dernières dénoncent de leur côté leur non-indexation à l'inflation.