Brexit: "L'Union européenne est une machine à négocier"

Aurélien Colson analyse pour BFM Business les stratégies de Londres et Bruxelles, engagées depuis trois ans dans les négociations sur le Brexit. - BEN STANSALL / AFP
Professeur de science politique à l'ESSEC Business School où il dirige depuis 2008 l'Institut de recherche et d'enseignement sur la négociation (Irené), Aurélien Colson intervient régulièrement auprès des institutions européennes. Il est auteur et co-auteur de plusieurs ouvrages dont Méthode de négociation (Dunod), The First Move: A Negotiator’s Companion (Wiley), Méthode de médiation (Dunod), Entrer en négociation: Mélanges en l'honneur de Christophe Dupont (Larcier).
BFM Business: Les négociations sur le Brexit qui ont débuté en 2017 sont toujours en cours. La première phase qui s'est conclue avec un accord sur les modaliés de sortie du Royaume-Uni de l'UE a duré un an et demi. La seconde sur l'accord commercial post-Brexit se poursuit... Est-ce le caractère inédit du dossier qui rend la négociation si longue?
Aurélien Colson: Il n’y a en effet pas de précédent. Jamais depuis les débuts de la construction européenne, un pays n’avait quitté une union qui garantit la paix, soutient la prospérité économique et renforce la souveraineté collective d’un continent vieillissant face aux puissances émergentes. Le Royaume-Uni ayant rejoint la communauté en 1973, c’est presqu’un demi-siècle de coopérations et de règles qu’il faut détricoter, sans mode d’emploi éprouvé.
Comment s'organisent les négociations?
Concrètement, les négociations ont lieu alternativement à Bruxelles et à Londres. Dans des salles distinctes, plusieurs groupes de travail avancent en parallèle sur des aspects différents. Par exemple, le matin du 9 septembre dernier, il y a eu sept sessions en même temps: les règles de concurrence, la gouvernance du dispositif, la pêche, le commerce de biens, les services, la coopération judiciaire, la mobilité. Chaque round de négociation dure deux à trois jours en continu – mais ils peuvent s’allonger en fin de parcours.
Chaque round est conclu par une conférence de presse et un communiqué, moment important de connexion entre ce qui se passe dans le huis-clos de la négociation et les opinions publiques via les médias. Entre deux rounds, chaque équipe fait le point en interne pour reconstituer une vision d’ensemble. Michel Barnier (négociateur en chef de l'UE, ndlr) assure le lien politique avec le mandant qui décidera in fine, c’est-à-dire le Conseil européen des chefs d’Etat et de gouvernement.
Le langage corporel joue-t-il un rôle crucial dans le huis-clos des négociations?
Oui et non. Les expériences de psychologie ont démontré l’importance du non-verbal dans la communication interpersonnelle – voir par exemple les travaux d’Albert Mehrabian dès les années 1960. Cela compte bien sûr dans la négociation "de tous les jours". Mais le Brexit est une négociation d’une toute autre ampleur.
Elle implique des équipes de part et d’autre. Elle est à la fois politique et très technique. Il y a un travail minutieux de rédaction et de vérification juridique. Ce qui est intéressant, d’ailleurs, c’est qu’au cœur du confinement, Michel Barnier et son homologue, David Frost, ont poursuivi des sessions de négociation par visio-conférence, avec une partie allégée de leur équipe de part et d’autre pour respecter la distanciation sociale.
L'opinion publique peut-elle avoir une influence sur le déroulé des négociations?
En régime démocratique, il est légitime qu’une négociation engageant l’avenir de centaines de millions de citoyens de part et d’autres du Channel soit exposée au regard des peuples et de leurs élus. Mais le poids de l’opinion publique n’est pas le même.
Côté européen, entre la pandémie et la crise économique, les opinions publiques se désintéressent pour l’essentiel du Brexit. D’autant que les données sont claires depuis le départ: le négociateur en chef, Michel Barnier, a reçu un mandat du Conseil européen. Ce mandat est public dans ses grandes lignes ; par exemple, que les quatre libertés de circulation – des personnes, des biens, des services et des capitaux – sont inséparables. Le Royaume-Uni ne peut pas garder les unes et en refuser d’autres. Michel Barnier rend régulièrement compte au Conseil européen mais aussi aux élus du Parlement européen.
Côté britannique, l’opinion publique s’est continument hystérisée depuis le référendum de 2016, gagné d’un cheveu au terme d’une campagne entachée de mensonges, voire d’illégalités manifestes. La société britannique est plus divisée que jamais. Le débat politique est très polarisé. La dynamique de négociation souffre de voir un côté de la table gesticuler pour s’adresser non pas au négociateur d’en face, mais à sa propre opinion publique. D’où l’intérêt de ces "tunnels" de négociation, où les deux camps acceptent de s’enfermer plusieurs jours durant sans communiquer à l’extérieur. Cela aide à construire des compromis, puis à les présenter dans un seul équilibre d’ensemble.
"La Grande-Bretagne aurait aimé une approche saucissonnée. (...) Barnier a repoussé ce piège"
Comment définiriez-vous la méthode et la stratégie de l’Union européenne depuis le début des négociations?
Cette méthode se caractérise par quatre principes. Le premier: annoncer d’emblée les lignes rouges qui ne seront pas franchies – comme la paix en Irlande ou l’inséparabilité des quatre libertés de circulation, afin de protéger le marché unique. Le deuxième: viser un paquet global (package deal). Selon la formule rituelle: rien n’est décidé tant que tout n’a pas été négocié. La Grande-Bretagne aurait aimé une approche saucissonnée: prenons les sujets les uns après les autres, et voyons ceux sur lesquels nous pouvons tomber d’accord. Barnier a repoussé ce piège, qui aurait permis à la Grande-Bretagne de quitter la table des négociations après avoir sécurisé des sujets prioritaires à ses yeux, laissant en plan le reste.
Troisième principe, maintenir constamment le consensus entre les 27 États-membres. Les Britanniques pariaient que les Européens se diviseraient. Maintenir cette cohésion était un défi, et Michel Barnier y a mis grand soin, multipliant les tournées de capitales après chaque étape importante des négociations. Quatrième aspect: un grand professionnalisme doublé d’une élégance à toute épreuve. Michel Barnier allie comme rarement des qualités de ténacité sur le fond et de respect du partenaire. Depuis 2017, il reste imperturbable et policé, quelles que soient les provocations de ses interlocuteurs successifs. Et il a su s’entourer d’une remarquable équipe, rompue à l’exercice, qui sait combien chaque étape d’une négociation se prépare, se conduit puis se débriefe avec rigueur, sans jamais verser dans l’excès de confiance en soi.
Côté britannique, quelles différences majeures y a-t-il entre la méthode de négociation de Theresa May et celle de son successeur Boris Johnson?
Une différence de style assez évidente. Theresa May ne savait pas bien quel type de Brexit elle voulait, mais au moins elle ne mentait pas. Elle cultivait le flou, mais elle ne revenait pas sur sa parole. Johnson est imprévisible, multipliant les "U-turns" (les tête-à-queue), ne maîtrisant pas le fond des dossiers et ne respectant pas la parole donnée. Tout cela est de notoriété publique.
Son problème est qu’il a devant lui un partenaire de négociation aux antipodes: l’Union européenne est un partenaire prévisible, tenace, précis et loyal. C’est moins spectaculaire que les effets de manche d’un Boris Johnson échevelé. Mais c’est la méthode de négociation idéale – à condition bien sûr de la maintenir jusqu’au bout.
Quels ont été les principaux obstacles rencontrés par Theresa May et Boris Johnson?
La première négociation (menée par Theresa May, ndlr) a traîné pour deux raisons principales côté britannique. D’une part, personne en Grande-Bretagne n’était d’accord sur ce que signifiait, vraiment, le Brexit: sortir de l’Union européenne mais rester étroitement lié au plus grand marché mondial, et donc en respecter les exigeantes normes sociales et environnementales? Ou bien créer une sorte de "Singapour sur Tamise", et donc déréguler tous azimuts? Voilà pourquoi Theresa May a répété, des mois durant, "Brexit means Brexit". Cette tautologie lui permettait de ne pas trancher. Mais comment négocier quand on ne sait pas ce que l’on veut?
D’autre part, Theresa May ne disposait pas d’une majorité au Parlement lui permettant d’assumer une ligne: elle dépendait des dix Unionistes d’Irlande du Nord, en désaccord avec les "Brexiters" du Parti conservateur. Boris Johnson, en gagnant haut la main les élections du 12 décembre 2019, a réglé cette difficulté. Mais la première demeure: les contradictions inhérentes au Brexit. On ne peut pas quitter un club ("take back control") et en conserver les avantages (l’accès au marché unique). Pour respecter les accords du Vendredi-Saint de 1998, qui interdisent de rétablir une frontière physique entre la République d’Irlande et l’Irlande du Nord, on ne peut pas quitter l’Union douanière et refuser toute forme de contrôle douanier entre l’Irlande du Nord et la Grande-Bretagne. On ne peut pas simultanément prétendre construire Global Britain sur le libre-échange et quitter le plus vaste espace de libre-échange du monde, disposant du plus grand nombre d’accords commerciaux avec le reste de la planète. Boris Johnson reste empêtré dans ces contradictions.
Des erreurs stratégiques ont-elles été commises par l’Union européenne ou le Royaume-Uni depuis le début des tractations?
Je ne reviens pas sur les erreurs du Royaume-Uni: engager une négociation sans avoir clarifié en amont les objectifs à atteindre par-delà le slogan du "Brexit", et croire que les 27 Etats-membres se diviseraient.
Du côté de l’Union européenne, il y a eu une erreur d’appréciation: croire retrouver le négociateur britannique typique, c’est-à-dire -je reprends le portrait tracé en 1939 par un grand diplomate anglais, Sir Harold Nicholson- pragmatique, ayant les intérêts de son pays pour seule boussole, ne cherchant pas à impressionner quiconque, bien informé, imperturbable en temps de crise. Au contraire, ils ont vu défiler des négociateurs pour la plupart dépassés par la technicité du sujet, n’ayant pas de mandat politique clair, obnubilés par leur opinion publique, alignant les slogans tonitruants pour, finalement, revenir sur la parole donnée.
"L'UE ne quitte pas la table des négociations"
Face aux errements du gouvernement britannique, l'Union européenne a-t-elle envisagé d'abandonner les discussions?
L’Union européenne est une machine à négocier. Elle s’est construite ainsi. Elle sait que décider à plusieurs constitue, pour paraphraser Churchill définissant la démocratie, "le pire des systèmes à l’exclusion de tous les autres". Elle ne quitte pas la table des négociations. Elle donne sa chance au partenaire jusqu’au bout. Ce qui ne signifie pas céder sur ses "lignes rouges". Johnson ne l’a toujours pas bien compris. Le 5 septembre 2019, il annonçait préférer "crever dans un fossé" plutôt que demander un report de la sortie de l’Union européenne – qu’il a fini par accepter le 28 octobre suivant.
Boris Johnson a d'ailleurs brandi à plusieurs reprises la menace d’un "no deal", affirmant que le Royaume-Uni était prêt à affronter ce scénario. Cette posture fait-elle partie de sa stratégie?
Cette farce dramatique est le seul rôle dont soit capable Boris Johnson. S’il n’y a pas d’accord, il pourra prétendre sur sa scène politique domestique qu’il n’a pas cédé aux "exigences insupportables" de l’Union européenne. Puis il blâmera les Européens pour toutes les difficultés qui s’abattront sur son pays – les files d’attentes de milliers de camions parqués dans le Kent, les milliards de livres dépensés pour reconstruire des systèmes de certification des produits chimiques ou pharmaceutiques, l’augmentation du prix des denrées alimentaires importées, la pénurie de personnels soignants dans les hôpitaux en pleine épidémie de Covid-19, etc.
S’il y a un accord, Boris Johnson pourra prétendre qu’il a "fait plier l’arrogante Union européenne" à la dernière minute, son art du spin et de la communication politique faisant oublier que l’accord en question, vraisemblablement a minima, ne remplira aucune des chatoyantes promesses faites par les Brexiters au moment du referendum puis des surenchères des dernières élections législatives.
Boris Johnson a récement dégainé un "projet de loi sur le marché intérieur" (Internal Market Bill) qui a exaspéré les Européens, lesquels l’accusent de violer le droit international. Faut-il voir dans ce rebondissement un nouveau coup de pression sur l’Union européenne, sciemment orchestré par le Premier ministre britannique?
Ce projet de loi sur le marché intérieur comporte des dispositions dont le gouvernement britannique a volontiers reconnu qu’elles violeraient certains termes du protocole sur l’Irlande du Nord contenu dans l’accord de sortie de l’Union. En bref: le gouvernement entend voter une loi pour dénoncer ce à quoi il s’est engagé dans un traité qu’il a lui-même négocié puis fait ratifier quelques mois auparavant. Cela revient à annoncer au monde: "Négociez avec nous, et demain nous nous libérerons de ces engagements en faisant voter une simple loi". C’est une folie.
Avec ce type de méthode, le Royaume-Uni met donc en jeu sa crédibilité sur le plan international, avec le risque de ne pas pouvoir signer de nouveaux accords de libre-échange?
Absolument. La totalité des Premiers ministres britanniques encore vivants, Travaillistes et Conservateurs réunis, ont dénoncé ce projet de loi. Theresa May a descendu en flamme son successeur en pleine Chambre des Communes. L’anglophile que je suis, docteur d’une université britannique, assiste incrédule à un spectacle qui tient plus de la secte suicidaire que du gouvernement d’une grande puissance respectée.
Dans ce dossier du Brexit, comme dans d’autres négociations internationales, les choses finissent souvent par se décanter au tout dernier moment...
Un intérêt commun, de part et d’autre d’une table de négociation, est de montrer que l’on a longtemps, très longtemps résisté aux demandes de l’autre. On croit – souvent à tort – que l’opinion publique percevra mieux l’équilibre d’un compromis si celui-ci résulte d’une lutte menée jusqu’à la dernière minute. D’où l’importance des échéances en négociation, pour borner dans le temps ce petit jeu.
Une issue possible, c’est qu’il y ait un accord dans lequel Boris Johnson cède sur les points essentiels (comme il a cédé dans les derniers mètres lors de la négociation sur l’accord de retrait), et que l’Union européenne "calibre" sa propre communication pour aider le Premier ministre britannique à faire croire à Londres qu’il aurait remporté une victoire. Car dans cette affaire, flatter son ego et rester au pouvoir semblent constituer des objectifs plus important aux yeux du Premier ministre britannique que défendre les intérêts de long terme de son pays, au travers d’un accord équilibré avec la grande puissance qui est à ses portes.