Tech&Co
Vie numérique

Profs, internes en médecine... Quand parler de son métier sur TikTok devient plus rémunérateur que l'exercer

Carla Valette, Tim Thc (Tim Curado) et Fruitrurgie (Robin Goncet) sur Tiktok respectivement le 3 septembre 2024 et le 2 septembre 2021

Carla Valette, Tim Thc (Tim Curado) et Fruitrurgie (Robin Goncet) sur Tiktok respectivement le 3 septembre 2024 et le 2 septembre 2021 - Carla.valette/timthc/fruitrurgie/Tiktok

Sur TikTok, de nombreuses personnes racontent les coulisses de leur métier. Des publications qui leur prennent du temps et interfèrent, pas toujours pour le mieux, avec leur activité initiale. Elles peuvent également être rémunératrices, parfois plus que leur métier. Sans que ces tiktokeurs ne s'imaginent devenir influenceurs à plein temps.

Tim Curado est professeur de physique-chimie. Toutes les semaines, devant ses élèves de Montpellier, il parle d'énergie cinétique, d'atomes, d'isotopes et d'échelle macroscopique. Mais, lorsqu'il a une heure entre deux cours, il prend son téléphone et filme des vidéos pour TikTok. Il y fait de courts sketchs sur son métier d'enseignant: il évoque les goûters de fin d'année qui ne se passent pas toujours bien, des élèves qui demandent à aller aux toilettes cinq minutes avant la fin du cours et des scènes auxquelles on peut assister pendant les élections des délégués de classe.

Tim Curado s'est lancé sur TikTok pendant un confinement en 2020. Il ne s'attendait pas à ce que ses vidéos marchent autant: aujourd'hui, il a 1,7 million d'abonnés sur la plateforme. "Je pense que le fait d'apporter un peu de légèreté et de voir le métier autrement, ça a plu à pas mal de gens", analyse-t-il auprès de BFMTV.com. "J'essaie toujours de faire rire et de montrer que même si aujourd'hui, on considère que c'est un métier qui n'est pas facile, il y a toujours du positif".

Comme Tim Curado, depuis quelques années, beaucoup de personnes utilisent cette plateforme pour parler de leur métier. Ce sont des éboueurs, carreleuses, médecins, avocates, psychologues, qui montrent leur quotidien et vulgarisent certaines notions particulières à leur travail. Et arrivent, parfois, à en tirer des revenus aussi importants que ceux de leur métier.

"Transmettre de la connaissance"

Carla Valette, par exemple, parle de santé, en parallèle de son activité d'interne en médecine générale. Elle explique notamment à ses 2,7 millions d'abonnés le concept de la dépression post-partum et donne des conseils sur ce qu'on peut mettre dans sa trousse à pharmacie avant de voyager. "Je veux rendre des informations santé accessibles à tous", affirme-t-elle.

Robin Goncet, interne en chirurgie viscérale, assure aussi qu'il "adore transmettre de la connaissance et familiariser le grand public avec le monde de la chirurgie". Pour cela, il filme des vidéos dans lesquelles il opère des fruits et des légumes. Coloscopie sur une courgette, tumorectomie sur un poivron, vasectomie sur une mangue… Des "fruitrurgies", comme il les appelle, qui lui demandent plusieurs heures de préparation, actuellement incompatibles avec son emploi du temps d'interne: il dit travailler en moyenne 70 heures par semaine et a mis en pause ses publications.

"Quand j'ai du temps libre, j'aime bien faire autre chose que de la chirurgie, faire du sport, voir mes proches", explique-t-il.

Des lignes parfois floues

Ces créateurs ont du succès car ils ont "un talent pour la mise en récit, la mise en forme, l'humour ou la vulgarisation" et qu'ils parlent de secteurs, comme l'éducation ou la santé, qui "font écho" au quotidien des personnes qui les regardent, décrypte Corentin Gaillard, doctorant en sciences de l'information et de la communication à l’université de Poitiers.

Ce spécialiste de la création de contenus note toutefois que ce type d'influence est "à double tranchant", car les lignes peuvent se brouiller entre l'activité traditionnelle de ces tiktokeurs et leurs contenus sur les réseaux sociaux. Ce qui crée parfois des situations gênantes. Certains ont pu faire face aux préjugés qui entourent le métier d'influenceur: Tim Curado l'a expérimenté avec certains de ses collègues enseignants. "Ça n'a pas toujours été simple, au début, il y a eu de la réticence parce qu'un professeur qui avait plus d'un million d'abonnés sur les réseaux, c'était quelque chose de nouveau", raconte le professeur de physique-chimie.

"Mais une fois qu'on explique les choses, qu'on ne 'met pas en péril' l'Éducation nationale, mais qu'on essaie de montrer qu'un prof, c'est pas si terrible, que ça peut toujours être un super métier, il n'y a pas de raison que ça soit mal vu", estime-t-il. Aujourd'hui encore, certains profs autour de lui "sont un peu moins avenants, il y en a certains pour qui un prof qui s'affiche sur les réseaux, c'est un petit peu plus difficile à accepter". Mais il dit recevoir aussi beaucoup de soutien, notamment de la part de sa direction.

Pour Carla Valette, le malaise vient lorsque des patients lui demandent une photo alors qu'ils reçoivent un soin ou passent un examen à l'hôpital, car elle ne veut pas perturber le travail de ses collègues. Elle voudrait aussi que des inconnus arrêtent de lui envoyer, par mail ou par message privé, des détails sur leurs problèmes de santé en espérant recevoir un diagnostic. "C'est interdit de faire une consultation médicale en dehors du cadre du cabinet médical. Donc on ne fait pas de la médecine de comptoir, on n'a pas à recevoir des informations de patients qui ne sont pas au cabinet, en consultation, dans un endroit bien défini", insiste-t-elle.

"Admettons qu'un médecin le fasse et que la personne ait quelque chose de grave derrière, il peut perdre son travail. C'est dangereux pour le médecin et pour le patient", ajoute l'interne.

Une activité principale pas toujours très rémunératrice

Grâce au nombre de vues qu'ils font sur TikTok et aux publicités qu'ils réalisent pour des entreprises sur leurs réseaux sociaux, ces créateurs sont rémunérés pour leur activité en ligne, qui leur prend, selon leurs décomptes, entre une et deux heures par jour. S'ils évitent d'entrer dans le détail, ils constatent qu'il peut leur arriver de gagner plus grâce aux réseaux sociaux que grâce à leur métier initial.

Cela peut s'expliquer par le fait que les tiktokeurs interrogés par BFMTV.com ont en commun d'exercer des métiers qui ne figurent pas parmi les plus rémunérateurs. Selon le site vie-publique.fr, le salaire d'un enseignant du secondaire en début de carrière en France est de 30.935 euros bruts annuels. Chez les internes en médecine, la rémunération brute annuelle va de 19.406 euros en première année à 28.448 en cinquième année, auxquels s'ajoutent des primes pour les gardes.

"C'est gravissime ce qu'il se passe dans l'hôpital public au niveau du salaire des internes", dénonce Robin Goncet. "On est indispensables au service de chirurgie, et pour 2.000 euros par mois on fait des consultations, des prescriptions, on est au bloc, ce n'est pas un travail accessoire", poursuit l'interne de chirurgie viscérale.

Le contraste est donc important avec la création de contenus, pour Robin Goncet. "Si je m'étais concentré sur ça, j'aurais bien mieux vécu par rapport à ce que me rapporte mon salaire en tant qu'interne pour beaucoup moins de travail", affirme-t-il.

Mais cette situation vient aussi du modèle économique de Tiktok, d'après Corentin Gaillard. "Tiktok est une plateforme où il a été ces dernières années le plus facile de faire de l'argent parmi les réseaux sociaux, la plateforme était nouvelle et généreuse et a permis aux créateurs de gagner assez vite de l'argent", explique le chercheur, qui note toutefois que la situation change un peu depuis que la plateforme s'est popularisée.

"La vie est facile, quand on est influenceur et que ça marche bien: on est invité partout, on nous paie le repas, le Uber… Ce n'est pas fatigant, c'est que du plaisir", juge Robin Goncet.

Des revenus instables sur les réseaux sociaux

Pour autant, aucun des créateurs interrogés n'envisage de quitter son emploi classique pour se lancer à plein temps dans la création de contenus. Tim Curado enseigne à mi-temps depuis deux ans, mais il assure que ce n'est pas pour les réseaux sociaux: il préparait un spectacle pour lequel il a commencé à tourner en septembre.

Pour Carla Valette, il est "impensable" d'arrêter la médecine pour vivre de Tiktok: "On peut gagner de l'argent avec les réseaux sociaux, par contre, c'est extrêmement instable. On peut passer plusieurs mois à zéro, alors qu'en étant interne, j'ai un revenu stable tous les mois", souligne-t-elle.

Tim Curado la rejoint là-dessus: "C'est très aléatoire les réseaux sociaux, les collaborations restent ponctuelles. Ce que j'adore faire de base, c'est vraiment enseigner, et puis professeur ça apporte une sécurité financière qui est loin d'être la même sur les réseaux sociaux".

"Je me sens utile en étant professeur"

Ces personnes sont également des passionnés de leur travail, puisqu'ils prennent de leur temps pour en parler sur leurs réseaux sociaux. "Le travail initial d'un médecin, c'est de voir des patients et j'aurais du mal à envisager une carrière digitalisée, c'est pas ce pour quoi j'ai étudié. Pour moi, la médecine primera toujours sur les réseaux sociaux. D'ailleurs, quand j'ai commencé Tiktok, il n'y avait pas de rémunération", assure Carla Valette.

"On m'a déjà proposé d'arrêter le métier pour faire de la création de contenus à 100% et j'ai refusé parce que j'aime me lever le matin car je me sens utile en étant professeur", abonde Tim Curado.

D'autant qu'arrêter leur métier principal voudrait aussi dire changer de ligne éditoriale sur les réseaux sociaux. "Ma création de contenus est associée à mon statut de médecin donc je n'aurais pas été crédible à faire des vidéos sur la chirurgie si j'avais arrêté la médecine", souligne Robin Goncet. Même son de cloche du côté du professeur Tim Curado: "Si je n'ai plus mon métier, qu'est-ce que je partage?"

Sophie Cazaux