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Processeur, IA... comment Intel s'est sabordé en dix ans

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En crise depuis l'annonce d'une perte sèche de 1,6 milliard de dollars, Intel traverse un moment compliqué, fruit de dix ans de mauvais choix en matière de business.

Le départ surprise de son patron, Pat Gelsinger, ne signifie pas qu'Intel est condamné, mais l'ancien fleuron de l'industrie des semi-conducteurs commence sérieusement à envisager le pire.

Intel est en effet en pleine crise. L'été 2024 a concrétisé définitivement ses erreurs dans un secteur pourtant stratégique, avec l'annonce d'une perte sèche de 1,6 milliard de dollars, alors que l'entreprise affichait 1,5 milliard de dollars de bénéfices un an plus tôt.

Résultat: Intel doit se restructurer et réaliser des économies gargantuesques de 25 milliards de dollars, notamment en procédant au licenciement de plus de 18.000 salariés à travers le monde.

Des choix au mieux douteux, pour Intel

La crise que traverse Intel était attendue, tant le fabricant de processeurs et de cartes graphiques a fait des choix au mieux douteux, au pire à l'opposé complet de ce vers quoi se dirigeait l'industrie depuis des années. Pat Gelsinger, à la tête de l'entreprise depuis quatre ans, n'est cependant pas le seul responsable du désastre.

Depuis une dizaine d'années, c'est une accumulation de dépenses (importantes ou non) qui posent question. Comme en 2015, où Intel engage 25 millions de dollars pour soutenir Vuzix, une entreprise concevant des lunettes connectées, alors même que les Google Glass sont déjà un échec. Et près de dix ans plus tard, le produit n'est plus à la page face aux concurrents comme les Rayban de Meta.

En 2016, Intel acte l'échec de sa stratégie mobile, qui consistait à proposer un processeur x86 a rebours de la concurrence qui était passé sur ARM. Résultat, un seul smartphone a vu le jour, et celui-ci n'a pas convaincu.

Nouvelle erreur en 2019 quand Intel décide cette fois-ci de vendre sa division dédiée aux modems 5G équipant les smartphones, se séparant de nombreux brevets pourtant précieux. Désormais entre les mains d'Apple, ils pourraient permettre à l'entreprise dirigée par Tim Cook de concevoir ses propres puces réseaux dans les prochaines années.

La même année, Intel se fait griller la priorité par Nvidia lorsqu'elle tente de s'offrir Mellanox, une entreprise qui s'est spécialisée dans les semi-conducteurs pour les serveurs. En ne mettant que 6 milliards de dollars sur la table, Intel témoigne de sa méconnaissance d'un marché alors en plein essor. Nvidia mettre un milliard de plus.

Des investisseurs "effrayés"

Les investisseurs, jusqu'ici rassurés par le statut de leader sur le marché des ordinateurs — portables comme de bureau — ainsi que dans le secteur des professionnels, sont désormais "effrayés", révèle La Tribune.

À l'heure où Nvidia multiplie les bonnes nouvelles en Bourse comme en affaires, où AMD n'est pas loin derrière, et où Microsoft s'est allié avec succès à OpenAI, la situation d'Intel semble inextricable.

Face à ses concurrents, Nvidia et AMD, Intel avait pourtant tout pour réussir, notamment grâce à sa production interne de puces aux États-Unis. Mais, bien des années plus tard, l'entreprise est obligée de se reposer sur un autre fondeur, TSMC, pour bâtir ses nouvelles cartes graphiques, gravées en 5 nanomètres, une finesse de gravure permettant de meilleures performances.

Un compromis forcé qui laisse penser qu'Intel pourrait rapidement envisager d'abandonner son activité historique de fondeur pour ne devenir qu'une entreprise spécialisée dans les brevets technologiques, comme Nvidia et AMD.

Les nouvelles cartes graphiques Intel ARC sont gravées en 5nm grâce à TSMC, son concurrent
Les nouvelles cartes graphiques Intel ARC sont gravées en 5nm grâce à TSMC, son concurrent © Intel

À cela s'ajoute le fait qu'à l'instar de Boeing, qui traverse toujours une sérieuse zone de turbulences, Intel n'a plus l'oreille attentive de Washington. Jusqu'à présent, Patrick Gelsinger avait tout misé sur la division dédiée à l'assemblage de semi-conducteurs, persuadé que son aspect "made in USA" lui assurerait indéfiniment le soutien de l'État américain. Mais quatre ans après ce choix, et avec la retraite anticipée de l'intéressé, on peut dire qu'au-delà du risque qu'il représentait, il n'a pas porté ses fruits.

D'autant que le gouvernement américain ne promet un soutien financier - dans le cadre du Chips Act - que si Intel conserve au moins 50% de son activité de fondeur.

Une valeur en Bourse qui plonge

Signe de la fébrilité du marché, la valeur boursière d'Intel a plongé de 53% en moins de onze mois. Les investisseurs activistes font désormais pression, ne laissant aucun répit aux dirigeants tentant de redresser l'entreprise depuis plusieurs années.

Si se focaliser sur une production interne est louable sur le long terme, il reste nécessaire de proposer des produits en phase avec le présent. Cela est évident avec les derniers processeurs d'Intel, majoritairement conçus avec des puces provenant de... TSMC.

À trop vouloir se reposer sur son statut de leader, Intel s'est pris les pieds dans le tapis, sans comprendre les changements d'habitudes de sa propre clientèle. Le monde entier connaît le jingle et le logo d'Intel, mais cela ne signifie pas qu'il ne finira pas par se questionner sur ce qu'il achète ou met dans sa machine.

Par ailleurs, Intel a aussi complètement raté le virage de l'intelligence artificielle. Quand Nvidia engrange des revenus considérables, Intel tente d'en récupérer à tout prix, quitte à abandonner ses projets d'usines, notamment en Allemagne, pour préparer l'avenir du Vieux Continent en matière de véhicules électriques.

Contrairement aux investissements massifs de ses concurrents, Intel a préféré construire des usines basées sur un nouveau processus de fabrication, dont les premiers résultats ne seront visibles qu'en 2026 — au mieux. Une stratégie à long terme difficilement tenable dans un secteur évoluant si rapidement.

Quand Nvidia et AMD dominent confortablement le marché des serveurs, représentant plus de 60% de leurs revenus chaque trimestre, et deviennent incontournables pour les modèles de langage, Intel veut ouvrir des usines et dépenser des milliards.

Avec la nomination d'un nouveau dirigeant dans les prochains mois, Intel devra se poser la question de la séparation: faut-il en finir avec l'activité de fonderie, qui a perdu 11 milliards en 2024, ou continuer sur une voie lente et sinueuse, risquant de mettre fin à la patience des investisseurs? La réponse à cette question pourrait valoir des milliards, avec AMD et même Qualcomm en embuscade pour prendre leur part du gâteau de l'ancien maître de l'informatique.

Sylvain Trinel