De 100 à 600 euros la tasse: le café d'exception est-il en train de remplacer les grands vins? (chez ceux qui en ont les moyens)

Bacha Coffee - Bacha Coffee
Longtemps perçu comme une boisson quotidienne plutôt banale, le café s’offre aujourd’hui une cure de prestige. Sur les Champs-Élysées, à Londres ou à Taipei une tasse de café peut coûter jusqu'à 635 dollars. Derrière ce prix, un nouveau monde s’ouvre: celui des cafés rares, des terroirs lointains et des rituels codifiés. Le café s’émancipe de sa routine pour devenir une expérience digne des plus grands crus.
Une révolution dans la tasse
Il y à peine dix ans, parler de terroir, d’altitude ou de fermentation dans le monde du café relevait de la curiosité de passionnés. Aujourd’hui, ces termes sont au cœur d’un marché en pleine transformation. Le café n’est plus seulement une commodité, c’est un plaisir haut de gamme que les consommateurs redécouvrent, avec une exigence nouvelle.

D’après une étude de l’Allegra World Coffee Portal datant de 2019, près de 60% des consommateurs se disaient prêts à payer plus cher pour un café de qualité. Une tendance qui s’est accélérée depuis la pandémie de Covid 19 et qui a poussé beaucoup d’amateurs à s’équiper à domicile, avec des machines haut de gamme. La Marzocco, leader dans le secteur des machines à café premium, a, par exemple enregistré une croissance à deux chiffres sur ses modèles domestiques.
"Les gens veulent une expérience, pas seulement un café. Nous commençons à voir des torréfacteurs fonctionner davantage comme des caves à vin, partageant des récits et des connaissances avec les amateurs de café", affirme David Sale, directeur des ventes chez La Marzocco Australie.
Bacha Coffee, le nouveau palais du café parisien
L’exemple le plus éclatant de cette métamorphose est sans doute l’ouverture du flagship Bacha Coffee sur les Champs-Élysées à Paris, en avril dernier. Un lieu de 1 .500 m² sur trois étages, conçu comme un palais marocain.

Loin du coffee shop classique, Bacha Coffee, fondé à Marrakech en 1910, se présente comme un temple du café haut de gamme: 200 références 100 % Arabica, issues de 35 terroirs d’exception – du Yémen au Cerrado brésilien en passant par Hawaï.
À l’époque de sa création, la "maison du pacha" – en français – réunissait parmi ses habitués le compositeur Maurice Ravel, le réalisateur Charlie Chaplin, la chanteuse Joséphine Baker, le président américain Franklin Roosevelt ou encore le Premier ministre britannique Winston Churchill, pour n’en citer que quelques-uns. Fermé après la Seconde Guerre mondiale, le palais a peu à peu sombré dans l’oubli avant de renaître soixante ans plus tard.

Dans ce nouveau vaisseau amiral, des conseillers vêtus d’une impeccable tenue blanche aident à choisir le café comme on sélectionnerait un whisky rare. Au coeur des salons richement décorés, on déguste son café dans des cafetières en col de cygne, accompagné de pâtisseries ou de plats aromatisés comme des ravioles au café Sigri Excellence "gar’a m’assla", ou encore une salade au poulet mariné et vinaigrette au café Vienna Dawn. Coup de cœur pour la gelée infusée au café.

Ici, certains cafés atteignent des sommets: le Paraiso Gold, issu d’une fazenda familiale au Brésil, se vend 967 euros les 100 grammes et la cafetière complète incluant trois tasses à deguster sur place, est proposée au tarif de 324 euros. On retiendra égalements d'autres grands noms de cafés comme le Brazil Camocim Jacu Bird, le Costa Rica Volcan Azul Geisha et Red Honey ou encore le Guatemala Lampocoy. Ici le breuvage se sent, se déguste, se commente.
"À travers cet écrin parisien, nous souhaitons offrir bien plus qu’un café d’exception: une véritable invitation au voyage, où chaque tasse raconte une histoire d’artisanat, de passion et de savoir-faire", explique Maranda Barnes, directrice stratégie de la marque.
Autre acteur important du secteur de ces cafés dits "d’exception": Coutume Café et ses onze adresses à Paris, porté par Tom Clark, le fondateur d’origine australienne. Précurseur en France, Coutume Café valorise depuis plus d’une décennie les cafés de pure origine, avec une obsession: la traçabilité, la fraîcheur et la juste torréfaction.
"Chez nous, le café est traité comme un ingrédient noble, au même titre qu’un cacao de grand cru ou une truffe blanche", affirme Tom Clark.

Dernière activation de la marque en date? Une collaboration avec le chef pâtissier François Daubinet, aux Galeries Lafayette Haussmann à Paris. Ensemble, ils ont conçu un coffee shop-laboratoire où chaque tasse est préparée à la demande, avec des cafés issus de micro-lots d’Éthiopie, du Guatemala ou de Colombie.
On y retrouve l’exigence technique d’un grand restaurant: balance de précision, extraction au degré près, lait texturé à la seconde. Et le public suit. Sous la coupole du 2ᵉ étage du magasin, l’affluence est continue. La queue qui se forme le samedi ou le dimanche matin est la preuve que la qualité n’est plus un luxe, mais bel et bien une attente réelle des clients.
Geisha et Kopi Luwak: les cafés les plus prestigieux
Et ce phénomène est mondial. À Taïwan, Tokyo, Melbourne, Dubaï ou Singapour, des coffee shops ultra-sélectifs proposent des cafés vendus entre 30 et 100 euros la tasse, parfois davantage. À Taiwan, le coffe shop Simple Kaffa au coeur de Taipei, le sert dans une tasse en cristal, avec gants blancs. Prix: 635 dollars la tasse. Et il faut réserver. À Londres, le café le plus cher (une variété "Typica Natural du Japon ") se vend 265 livres la tasse chez Shot London, à Mayfair, tandis qu’un "Ethiopian Cup of Excellence" avoisine les 50 livres.
Parmi les cafés de luxe les plus prestigieux au monde, deux noms se démarquent: le café Geisha et le Kopi Luwak. Le café Geisha, originaire d’Éthiopie mais devenu célèbre au Panama, connaît un tournant décisif en 2005, lorsqu’il remporte une enchère de la prestigieuse compétition dédiée au café "Best of Panama".
Cet événement coïncide avec l’essor du café de spécialité à l’échelle mondiale, propulsant le Geisha au rang de référence pour les connaisseurs grâce à son profil aromatique complexe, souvent décrit comme floral et délicat. Vendu notamment par la maison Ninety Plus, le kilo dépasse désormais les 8.800 euros.

De son côté, le Kopi Luwak, originaire d’Indonésie, doit sa notoriété à son processus de production unique. Les grains de café sont partiellement digérés, puis excrétés par la civette asiatique, un petit mammifère. Cette fermentation naturelle confère au café une saveur douce et peu amère, justifiant en partie son prix extrêmement élevé. Bien que controversé pour des raisons éthiques, le Kopi Luwak reste une curiosité prisée dans le monde du café haut de gamme.
La premiumisation du café: un marqueur social
Derrière ces chiffres se cache une tendance de fond: la premiumisation du secteur. Comme le vin ou le thé il y a vingt ans, le café vit sa révolution qualitative. Les amateurs veulent du goût, de la rareté, de la narration. Ils acceptent de payer, pourvu qu’on leur raconte une belle histoire et que le produit soit au rendez-vous. Pourquoi cet engouement soudain? Parce que le café coche toutes les cases du luxe moderne. Pour Eric Briones, directeur du journal du Luxe, le luxe aujourd'hui se doit d'être "résilient":
"Un luxe résillient repose sur un équilibre subtil entre désir et attention, rareté et respect, croissance et qualité", explique-t-il. D'autre part, les produits expérientiels ont progressé de 10 % en 2023 en comparaison à l'année précédente. Art, yachts, vins, spiritueux raffinés et gastronomie connaissent un engouement sans précédent. Le café n'est alors plus seulement qu'une boisson stimulante, il devient un véritable marqueur social.
"Le café devrait être comparé à un excellent verre de vin", poursuit Barry Moore, directeur général de La Marzocco en Australie.
Et cette comparaison devient la règle. Les marques investissent dans le design, les rituels, les collaborations artistiques. Bacha Coffee a même confié le packaging de son édition limitée parisienne à Mehdi Qotbi, artiste franco-marocain. Résultat: 2.000 boîtes numérotées, toutes vendues avant la fin du mois.
Le café de luxe a encore de beaux jours devant lui. Les grandes maisons comme Bacha Coffee visent l’expansion internationale et des marques comme Coutume Café – misent sur l’éducation du public. Les producteurs, eux, voient enfin une juste rémunération émerger, avec des cafés vendus 30 à 50 fois plus cher que la moyenne, mais avec une traçabilité et une qualité irréprochables. Après le vin, le whisky ou le cigare, le café abel et bien rejoint la galaxie des produits de désir.