Pétrole or not pétrole? Les "supermajors" sont désormais divisées en deux camps

Quel avenir pour l'or noir? - Rodger BOSCH
Ne l'appelez plus Total. La cinquième plus grosse entreprise française a décidé, une nouvelle fois de changer de nom. Pas une histoire de fusion-acquisition, mais un virage amorcé depuis plusieurs années, concrétisé cette semaine. Bienvenue à TotalEnergies.
Rien de spectaculaire mais l'envie de mieux refléter la transition forcée vers des énergies moins carbonées. Il faut dire que la multinationale sort d'une annus horribilis avec une perte nette de 7,2 milliards de dollars en 2020, contre un bénéfice de 11,2 milliards en 2019.
L'année 2020 a connu deux crises majeures: celle de la pandémie de la Covid-19 qui a fortement affecté la demande mondiale, et celle du pétrole, qui a conduit les prix du Brent à un niveau inférieur à 20 dollars par baril au cours du deuxième trimestre", a expliqué le PDG Patrick Pouyanné lors de la présentation des résultats de l'entreprise.
Point culminant de la crise: avril 2020. Le pétrole américain a plongé en territoire négatif. En clair, les producteurs ont payé pour se débarrasser de leur pétrole. C'est la conséquence de l'arrêt soudain de l'industrie mondiale lors du premier confinement mais aussi par des changements majeurs dans la production mondiale.
Le pétrole coule à flots
Retour quelques années en arrière. Avec son gaz de schiste, les Etats-Unis sont rapidement devenus premier producteur mondial, tandis que l'Opep+ a peiné, ces dernières années, à se mettre d'accord sur une baisse de la production pour faire remonter les prix. Un pétrole qui coule à flots, ce sont des prix qui baissent.
Puis le Covid-19 est arrivé et a encore rebattu les cartes en stoppant net la demande. Aux Etats-Unis, les exploitants de schiste, autrefois prospères, ont périclité, obligeant plusieurs compagnies américaines à se déclarer en faillite.
Dans de nombreux pays, la crise a aussi été l'occasion d'une accélération de la transition énergétique. La France a, par exemple, exigé aux industriels de l'aérien de passer à l'hydrogène d'ici 2035, pour justifier les aides publiques.
Sans surprise, les "supermajors" surnom des six plus grandes compagnies pétrolières privées (Total, ExxonMobil, Shell, BP, Chevron Texaco et ConocoPhillips) avaient déjà entamé un début de transition dans leur business model. Mais le choc de l'année 2020 l'a rendu désormais urgente.
Le groupe affirme sa volonté de se transformer en une compagnie multi-énergies pour répondre au double défi de la transition énergétique: plus d'énergie, moins d'émissions", a souligné Patrick Pouyanné.
Changement de discours
Quelques semaines avant le début de la crise sanitaire, le PDG se voulait pourtant prudent, voire un peu réticent. "Les énergies fossiles représentent 90% du mix (bouquet, NDLR) énergétique mondial aujourd'hui. On ne va pas faire disparaître tout ça d'un coup de baguette magique", expliquait-il en janvier 2020.
Un an plus tard, Total multiplie les annonces vers plus de "mix": le gaz et évidemment le renouvelable. La semaine dernière, le groupe a acquis un portefeuille de 2,2 GW de projets solaires et 600 MW de projets de stockage par batterie, tous situés au Texas. Mi-janvier, il s'est emparé de 20% d'Adani Green Energy Limited (AGEL), un géant du solaire en Inde.
Les annonces s'enchaînent depuis plusieurs semaines… Point d'orgue de cette stratégie, Total s'est retiré de l’American Petroleum Institute, lobby centenaire des pétroliers du monde entier.
Les Américains traînent des pieds
Mais Total n'est pas le seul à changer son business model. Les deux autres européens Shell et BP ont aussi annoncé une neutralité carbone en 2050. "Nous avions un grand modèle, mais convient-il pour le futur ?", s'interrogeait récemment le patron de Shell, en promettant de réduire de 40 % ses dépenses dans les hydrocarbures afin de les consacrer aux énergies renouvelables. De son côté, BP affirme vouloir baisser de 40% sa production de pétrole et de gaz d'ici à 2030.
Mais toutes les supermajors ne sont pas toutes sur cette nouvelle ligne. Les américains ExxonMobil, ConocoPhillips et Chevron font même le pari inverse en misant toujours plus sur le pétrole. Le raisonnement est simple: le monde n'est pas prêt de se passer des hydrocarbures et la crise devrait bientôt faire place à une forte demande, notamment en Chine et en Inde. En octobre, ConocoPhillips a même déboursé 10 milliards de dollars pour s'offrir Concho, un spécialiste texan du pétrole de schiste. ExxonMobil a renforcé sa présence au Guyana pour faire du forage et Chevron a mis 5 milliards de dollars sur la table pour racheter Noble Energy, entreprise historique du pétrole texan.
Le pari reste risqué, d'autant que l'élection de Joe Biden va accentuer les pressions environnementales sur les compagnies américaines. D'ailleurs, les postures des derniers mois commencent à se fissurer. Mercredi, le patron de Chevron a reconnu que le pétrole et le gaz pourraient largement diminuer de son portefeuille d'ici 2040.
Dans 20 ans, il y aura des choses que nous ne faisons pas aujourd'hui et que nous ferons sans aucun doute à très grande échelle", a indiqué Michael Wirth. Mais en tempérant: "Cela ne disparaîtra pas dans 20 ans. Ce sera toujours très important".
Reste à savoir qui des Européens ou des Américains ont choisi la meilleure stratégie financière. Après des pertes records de 2020, les mauvais choix ne pardonneront pas.