Licenciements, pertes... la livraison rapide affronte la première crise de sa courte existence

L'ère des repas livrés en 15 minutes touche-t-elle déjà à sa fin? Just Eat, Deliveroo, Gorillas, Getir... Depuis quelques mois, les licenciements au sein des start-up de livraison à domicile se multiplient. Certaines en viennent même à revoir leur croissance à la baisse.
7000 livreurs licenciés en six mois
Ainsi le 20 juillet, Just Eat annonçait se séparer de 350 livreurs au lieu de 269 prévus en avril dernier, après des résultats trimestriels en demi-teinte comme le soulignait le magasine spécialisé LSA. Le géant de la livraison faisait alors le constat d’une “dynamique difficile” en France. La veille, c'était le groupe Deliveroo qui révisait la hausse de son activité dans une fourchette de 4 à 12% à taux de changes constants, contre une anticipation à l'origine de 15-25%.
Même difficulté en mai pour Gorillas: la plateforme de livraison allemande fait face à des difficultés de financement et a dû licencier 300 employés, faute de rentabilité. Gorillas a même dû cesser son activité en Belgique le mois dernier et en Italie ce mois-ci afin de se focaliser sur d’autres pays dont la France.
En prenant en compte le départ de Deliveroo en Espagne, le nombre de licenciements de livreurs en France, en Italie et dans la péninsule ibérique, tourne autour de 7.000 depuis fin 2021. A noter que la majorité des startup qui ont licencié sont des plateformes qui avaient recours au salariat.
Rentabilité difficile et complications en Bourse
La livraison de repas et de courses à domicile est pourtant petit à petit entrée dans les moeurs des urbains en France et en Europe, notamment avec la pandémie de Covid-19. La livraison de repas avait généré 5,5 milliards d’euros en 2020 dans l'Hexagone, soit une croissance de 47% entre 2018 et 2020 d’après le cabinet d'expertise Food Service Vision.
Mais les milliards générés peinent à se convertir en bénéfice. Dans le monde de la livraison rapide, seul UberEats a réussi à générer des bénéfices. Au quatrième trimestre de 2021, le groupe avait enregistré, pour la première fois depuis ses débuts, un gain de 25 millions de dollars. Aucune autre plateforme n'a, pour le moment, réussi cet exploit. Malgré des commandes toujours élevées en France et des investissements massifs.
Ainsi, en dépit de sa forte croissance, la plateforme anglo-néerlandaise Just Eat a connu une perte de plus d’un milliard d’euros en 2021. Et les conditions économiques se font d'autant plus sentir alors que les acteurs sont en pleine croissance.
Dans un marché où la concurrence est forte, les techniques et les stratégies pour le conquérir - campagnes marketing ou rachats de concurrents - sont très coûteux. Parmi les récentes acquisitions dans le secteur figure Frichti racheté par l’allemand Gorillas ou encore Flink qui s’est emparée de la plateforme tricolore Cajoo. Et Just Eat, en difficulté suite au rachat de l'américain Grubhub en juin 2020, envisagerait déjà de s'en séparer.
Les fonds récoltés grâce aux commissions sur les livraisons servent en effet principalement à financer lesdites stratégies marketing, mais aussi les frais de gestion et de commercialisation, et à payer les livreurs. Une éventuelle augmentation du salaire des livreurs engendrerait une hausse des commissions pour les restaurateurs qui sont déjà élévées (généralement autour des 30% de la valeur de la commande). Ce qui risque de détourner certains restaurateurs des plateformes et donc de réduire l'offre et l'attractivité.
L'autre difficulté pour la rentabilité des plateformes tient aux offres promotionnelles. Pour attirer de nouveaux clients, elles ont souvent beaucoup misé sur les promos. Or leur disparition pourrait aussi entrainer un trou d'air dans la clientèle, à la recherche des prix bas dans un contexte d'inflation généralisée.
Les investissements massifs dans la construction des "darkstores" limitent aussi les bénéfices. Ces entrepôts dispersés dans les villes permettent la livraison rapide de courses à domicile. Mais alors que certaines grandes agglomérations comme Paris menacent de les réglementer plus sévèrement, certains ne tournent pas encore à plein régime pour rentabiliser les investissements.
La multitude d’acteurs en jeu au cours du système de livraison démontre une gestion complexe des acteurs impliqués. La plateforme se doit de gérer les restaurateurs, les livreurs et le consommateur, donc trois acteurs à mobiliser avec la nécessité d'entreprendre une gestion des valeurs de tous les côtés.
L'instabilité des plafeformes commence à diminuer la confiance des investisseurs qui osent de moins en moins miser sur la livraison rapide à domicile.
Les deux géants Just Eat et Deliveroo ont enchaîné des mois négatifs en Bourse. Sur un an, l'action de Deliveroo a chuté de 70%. En août 2021, son action tournait autour de 390 pence au plus haut historique, aujourd'hui, elle n'en vaut plus que 92.
"Tout le monde comprend qu'il doit atteindre la rentabilité"
Le secteur de la livraison de repas et de courses à domicile vit-il sa première crise de croissane? Ou le business-model n'est-il tout simplement pas pérenne dans un contexte économique dégradé? Face à l’inflation, la guerre en Ukraine, l'augmentation du prix des hydrocarbures, et même l’effondrement boursier de la Tech, les plateformes tentent de s’ajuster et de s’adapter. En juin dernier, Just Eat a annoncé augmenter la commission qu’il facture aux restaurants.
"Je peux confirmer qu'en réponse à la hausse de l'inflation et des coûts opérationnels, nous augmentons nos taux de commission pour la première fois en cinq ans dans certains marchés européens", avait déclaré le porte-parole du groupe, dans un communiqué de Reuters.
Outre l'augmentation de la commission, avec la hausse des coûts des produits, les restaurateurs se voient dans l'obligation d'augmenter leurs prix, ce qui, de ce fait, augmente le coût de la livraison. Dans une note, la banque Morgan Stanley pointe le secteur de la restauration comme l'un des premiers à subir les coupes des clients qui cherchent à réduire leurs dépenses en cas de récession.
"La livraison de nourriture se distingue également comme étant uniquement à risque... étant donné que cela a tendance à être cher sur une base par personne et probablement considéré comme indulgent par certains groupes de consommateurs", poursuit la note de la banque cité par ZoneBourse.
Résultat de ces perspectives peu réjouissantes: selon le Business Insider España, d’autres plateformes de livraisons devront probablement reproduire le même schéma que Just Eat à l’avenir, face à la pression des investisseurs qui demandent aux plateformes de se remettre à niveau.
Le cabinet d’analyse JP Morgan a prévenu en juin dernier que, face aux tendances inflationnistes, les entreprises de livraison devront revoir leurs perspectives de développement à la baisse. Et clairement, selon certains analystes, en dehors des leaders, toutes n'y parviendront pas.
"Tout le monde réduit ses effectifs, tout le monde comprend qu'il doit maintenant atteindre la rentabilité", explique ainsi Monique Pollard, analyste chez Citi.
La réglementation du travail, le nouveau défi
Le modèle de travail s'impose également parmi les principaux chantier du secteur de la livraison à domicile.
Ces derniers mois, les conditions de travail des livreurs non-salariés ont été remises en cause à de multiples reprises. C’est notamment le cas de Deliveroo qui a été condamné en avril dernier pour travail dissimulé.
La Commission européenne pourrait devenir le grand ennemi des plateformes qui ne salarient pas leurs livreurs. En décembre dernier, la Commission a annoncé un plan de directives afin de revoir le modèle économique des plateformes et modifier le statut des livreurs en instaurant une “présomption de salariat”. Ce qui veut dire que les livreurs passeraient automatiquement de travailleur indépendant à salarié.
Si ces changements venaient à se faire, cela représenterait un coup pour les plateformes dont le modèle économique se base principalement sur le statut d’indépendant des livreurs.
A côté de la Commission européenne, certains pays comme l'Espagne et l’Italie ont modifié leur législation sur le statut des livreurs. Dans la péninsule ibérique, c’est la “loi Riders” - consistant à donner un statut de salarié aux livreurs - qui a, en partie, conduit au départ de Deliveroo.
En France, les conditions de travail dans ce secteur font débat mais ne font pas l’objet d’une nouvelle législation à ce jour. Même si des directives ont été mises sur la table au sein de l’Union européenne, rien n’indique une modification profonde du système des plateformes pour le moment. Les livreurs pointent eux des conditions de travail de plus en plus difficiles.
Des livraisons en hausse de 35% sur un an
Malgré la hausse des tarifs et le poids de l'inflation, la livraison de repas à domicile reste une pratique de consommation gravée dans les nouvelles habitudes des Français.
Selon une étude de NPD Group, les livraisons ont augmenté de 35% sur un an au premier trimestre, suite à une progression de 85% en 2021 par rapport à la période précédant la pandémie. D'après la Fédération du e-commerce et de la vente à distance (Fevad), 12% des achats alimentaires se font désormais via le quick commerce. De quoi valider les stratégies de réorganisation à l'oeuvre dans le secteur?