Un partenariat stratégique russo-iranien, en attendant des liens économiques plus étroits

Depuis l’invasion de l’Ukraine en février, le président russe ne s'est rendu à l'étranger qu'une fois. La visite d'hier à Téhéran, deuxième sortie internationale, afin de rencontrer ses homologues iranien et turc, a eu pour thème central la Syrie. Mais c’est Moscou qui a inscrit ce déplacement aussi dans une perspective économique et commerciale avec l’Iran.
Iouri Ouchakov, le conseiller diplomatique de Vladimir Poutine, met en avant l’intention de porter la relation à un autre niveau de partenariat stratégique, au travers d’un traité bilatéral rédigé en janvier dernier.
Un lien avec l'Iran enraciné dans l'Histoire, selon les Russes
Le pouvoir en Russie, qui invoque volontiers un lien avec l’Iran enraciné dans l’Histoire, ne dissimule pas une forme d’admiration pour cet Etat confronté depuis des décennies aux mesures punitives occidentales. Dans un entretien télévisé, Dmitri Peskov, le porte-parole du Kremlin, a jugé que "l’Iran s’est adapté" et que cela s’est même accompagné d’une "amélioration du bien-être de son peuple", malgré toutes les restrictions endurées. D’après lui, les deux Etats se sont ainsi habitués à vivre sous sanctions, "le prix à payer pour leur indépendance et leur souveraineté".
En rencontrant le chef de l’Etat russe, le guide de la Révolution, Ali Khamenei, a tout autant jugé que "les Occidentaux sont totalement opposés à une Russie forte et indépendante". Le détenteur de l’autorité suprême dans le système de la République islamique a, par ailleurs, décrit l’OTAN comme "une entité dangereuse qui ne voit aucune frontière dans sa politique expansionniste", selon ses propos rapportés par l’agence iranienne Mehr.
"La Russie iranisée"
Dans l'adversité, telle qu’elle est perçue par Moscou, l’économie iranienne apparaît comme une expérience avancée. Le quotidien russe Moskovsky Komsomolets, qui parle d’un "frère d’infortune", s’appuie sur une récente publication américaine pour relever la capacité de Téhéran à encaisser ses recettes d’exportation d’hydrocarbures en utilisant un système bancaire international "parallèle", sur lequel Washington n’a pas prise, puisque passant toujours davantage par Pékin. L’ayatollah Khamenei a exprimé à son hôte russe tout le bien qu’il pensait du retrait de la devise américaine dans leurs transactions.
Au travers de ce parallélisme, un expert à Moscou des relations russo-asiatiques, Alexander Gabuev, use alors d’une formule très évocatrice: "La Russie iranisée".
Dans une analyse la veille du sommet, il considère que son pays, à l’avenir également de plus en plus dépendant de la relation commerciale et financière avec la Chine, va devenir une sorte "d’Iran géant de l’Eurasie" qui, en tant que tel, verra sa politique extérieure de plus en plus militarisée.
Les Russes soutiennent alors que face à une politique euro-américaine de sanctions partie pour durer, il faut rebâtir des corridors commerciaux vers le Moyen-Orient et l’Asie. A cet égard, le développement des ports iraniens donnant sur la mer d’Arabie est présenté comme de la première importance, sauf que le rattrapage nécessaire pour l’ensemble des infrastructures lourdes en Iran demeure très lointain.
Armements, produits agricoles
Cela n'empêche pas d'explorer de nouveaux champs de coopération. C'est Washington qui installe l’idée d'une évolution inédite de la relation, Téhéran étant en passe de devenir pour Moscou un fournisseur d’armements. Samedi dernier, alors que Joe Biden se trouvait en Arabie Saoudite, la Maison-Blanche a affirmé que des responsables russes se sont rendus dans un aérodrome du centre de l’Iran pour observer deux modèles de drones militaires de fabrication iranienne.
Jake Sullivan, le conseiller américain à la sécurité nationale, soutient que plusieurs centaines d’unités seraient livrables à l’armée russe. Des analystes l’ont quand même aussitôt mis en doute. Toutefois, sans livrer de précisions, hier soir, le chef d’état-major de l’armée de terre iranienne, Kiomar Heidari, a déclaré que son pays est "prêt à exporter de tels équipements militaires de pointe". Auparavant, le ministre des Affaires étrangères, Hossein Amir-Abdollahian, a assuré à son homologue ukrainien que l’allégation américaine est "sans fondement".
De façon avérée et plus traditionnelle, la relation agricole se renforce. L’ambassade d’Iran à Moscou a confirmé des négociations afin d'augmenter les importations de céréales, de nourriture pour le bétail et d'huile en provenance de Russie. Un média économique iranien anglophone, Financial Tribune, rapporte aussi des "opportunités de coopération en or" dans l’industrie automobile, les pièces détachées en particulier. Mais il reste à concrétiser tout ceci dans des contrats fermes et à trouver ensuite un équilibre, parce qu’au-delà des déclarations au sommet d’une communauté de destin dans un "monde multipolaire", ces deux économies demeurent fondamentalement concurrentes, installées dans des créneaux industriels similaires souvent comparables en termes de sophistication.
Des montants records
C’est tout le sens d’une démonstration percutante d’un économiste iranien basé à Londres, qui n’a rien d’un militant d’opposition radicale à la République islamique. Esfandyar Batmanghelidj, fondateur de la Fondation Bourse & Bazaar, dresse le constat de la faiblesse du commerce bilatéral: 4 milliards de dollars l’an dernier, alors qu’entre la Russie et la Turquie, les montants ont été plus de huit fois supérieurs. Le président Poutine, sur le sol iranien, a pourtant parlé de montants "record" en termes de "croissance" des échanges.
L’économiste Esfandyar Batmanghelidj établit, lui, surtout que la compétition russo-iranienne est plutôt appelée à s’accentuer dès lors qu’il va s’agir de développer les exportations non-pétrolières. Cela se vérifie d'ores et déjà dans les métaux et la pétrochimie, où certains industriels iraniens reprochent aux Russes de casser les prix. Un récent reportage américain à Téhéran, du Wall Street Journal, a eu un certain écho à cet égard: un négociant iranien y qualifie de "meurtriers" les rabais de 30 dollars la tonne d’acier russe vendu aux clients chinois et indiens.
Le grand traité bilatéral en gestation devra forcément en tenir compte. D’après Moscou, il pourrait être signé d’ici à la fin de l’année.