TOUT COMPRENDRE - Inflation, croissance... Pourquoi l'Europe s'en tire moins bien

Le Vieux Continent en zone de turbulences. Les indicateurs macroéconomiques publiés récemment soulignent une inflation en hausse constante, malgré une croissance atone. C'est désormais la récession qui guette, en dépit de plusieurs trimestres de croissance déjà faible.
Pire, alors que la Chine continue à naviguer fébrilement dans sa politique zéro-Covid, l'Europe fait office d'homme malade à l'échelle mondiale: à titre de comparaison, les Etats-Unis ont publié des chiffres de croissance surprenants (2,6% au troisième trimestre) et semblent accélérer les investissements pour la transition énergétique. Les Européens ont certes de l'avance dans ce domaine mais ils n'arrivent pas à coordonner une politique d'investissement commune.
• Pourquoi l'inflation continue-t-elle à augmenter?
Les chiffres parlent d'eux-mêmes. 8,2% d'inflation aux Etats-Unis en septembre et sur un an, selon l'indice IPC (Consumer Price Index), celui dont se sert l'OCDE pour les comparaisons internationales, contre 9,9% dans la zone euro. Dans les derniers chiffres publiés, la hausse des prix atteint même 10,7% sur un an en octobre en Europe.
Surtout, alors que l'économie américaine était en surchauffe, elle se stabilise: son inflation sous-jacente, qui exclut énergie et alimentation, demeure élevée, à 6,6% en septembre, mais ce chiffre est désormais également atteint en Europe (6,4% en octobre).
"Pour la première fois, la principale contribution à l’inflation ne vient plus en octobre de l’énergie mais de l’alimentaire", rappelait par exemple lundi dernier Philippe Waechter (Ostrum Asset Management) sur BFM Business.
Or, le Vieux continent est beaucoup plus en difficulté dans le domaine de l'énergie, du fait de l'invasion russe de l'Ukraine et aux sanctions qui l'ont suivie. En Europe, les prix de l'énergie ont progressé de 41,9% en octobre sur un an. Dans le même temps, les prix de l'électricité n'augmentaient "que" de 15,8% en août aux Etats-Unis, les prix du gaz américain restant eux d'une insolente stabilité. Contraints d'acheter du gaz plus cher, et d'importer en masse du GNL pour compenser les volumes russes perdus, les Européens subissent une facture alourdie, quand les Etats-Unis savourent leur relative indépendance énergétique.
• La récession est-elle inévitable en Europe?
L'inflation stabilisée aux USA coincïde en outre étrangement avec une reprise économique forte: au troisième trimestre, la croissance annualisée atteignait 2,6%, sortant le pays de l'ornière récessionniste dans laquelle il était plongé en 2022 (-1,6% au premier trimestre, -0,6% au deuxième trimestre). Cette performance inattendue s'explique notamment par des exportations plus élevées qu'à l'accoutumée - favorisées par le ralentissement économique chinois. Si l'OCDE évoquait dans ses dernières prévisions "un risque significatif de récession" dans l'année à venir, les dernières données lui ont donné tort, et le marché de l'emploi résiste au durcissement de politique monétaire de la Fed.
De leur côté, les Européens ralentissent. 0,8% de croissance sur le troisième trimestre en rythme annualisé, après un rebond à 3,2% au deuxième trimestre, et 2,4% au premier trimestre (en suivant un calcul comparable au calcul américain). Une dynamique atone, qui pourrait devenir encore plus mauvaise: si le marché de l'emploi et la consommation des ménages résistent, c'est grâce aux mesures de soutien des gouvernements européens, comme l'expliquait par exemple en début de semaine Véronique Riches-Flores, économiste, sur le plateau de BFM Business:
"Ce sont les mesures de soutien, comme les billets de train à 9 euros, qui ont dopé les transports et donc la consommation. Quant au marché de l'emploi, il est en ligne avec ce que font les Etats. Mais le rattrapage salarial s'effectue et va s'amplifier: en Allemagne, l'introduction d'un salaire minimum a entraîné des hausses de salaires de 8 et 15% en septembre et en octobre".
Le FMI prévoit désormais de son côté une récession technique (trois mois consécutifs de recul du PIB) pour "plus de la moitié des pays de la zone euro".
"L’année prochaine, la production et les revenus en Europe seront inférieurs de près de 500 milliards d’euros par rapport aux prévisions que le FMI faisait avant la guerre — signe manifeste des graves pertes économiques que la guerre inflige au continent."
Le pire pourrait même ne pas être encore passé côté énergie, puisque que comme le souligne l'institution, les livraisons de gaz russe ne sont pas encore stoppées - un embargo sur le charbon et le pétrole entrera en vigueur complètement d'ici février 2023. Leur arrêt pourrait signifier jusqu'à 3 points de croissance en moins pour la zone euro.
• La BCE arrive-t-elle trop tard?
Le rôle de la politique monétaire dans ce marasme économique, aux côtés de l'évidence du conflit ukrainien, est débattue. La Banque centrale européenne (BCE) a mis plus de temps à réagir à l'inflation que la Fed. La Réserve fédérale américaine a relevé par six fois ses taux depuis mars 2022, de 75 points de base (0,75 point de pourcentage) pour les dernières fois. Surtout, elle jouait sur les anticipations dès la fin de l'année dernière en annonçant son revirement. La BCE a été moins claire, optant ensuite pour 50 points de base en juillet, avant deux remontées de 75 points de base. Craignant une fragmentation de l'union monétaire, Francfort n'a porté son taux de refinancement qu'à 2%, contre 3% pour la Fed.
Aujourd'hui, sa politique paraît trop tardive pour enrayer efficacement la surchauffe de l'économie. Certains de ses canaux de transmission ne fonctionnent plus non plus, ce qui soulève la question des outils mobilisés par la BCE. Exemple récent: les taux d'intérêts des obligations d'Etat. En temps normal, la montée des taux d'intérêts sur les marchés est l'un des leviers les plus efficaces pour ralentir l'économie. Mais des années de politique d'achats d'obligations ont vidé les marchés de leurs obligations, et les investisseurs recherchent activement ces titres pour se protéger. Ce qui grippe les mécanismes de transmission de la politique monétaire.
Plus généralement, la montée des taux directeurs comprime la croissance et ne s'avère pas très efficace quand l'inflation provient d'un choc d'offre - c'est le cas actuellement avec le conflit ukrainien, qui a rendu cher l'accès à l'énergie. Emmanuel Macron lui-même soulignait de façon cinglante ce travers dans une interview aux Echos, mi-octobre.
"Je suis inquiet de voir beaucoup d'experts et certains acteurs de la politique monétaire européenne nous expliquer qu'il faudrait briser la demande européenne pour mieux contenir l'inflation", expliquait le président de la République.
Des voix s'élèvent désormais parmi les économistes pour développer d'autres outils, permettant de monter les taux de façon ciblée - en les liant par exemple à des objectifs climatiques atteints, comme le propose l'économiste Jézabel Couppey-Soubeyran dans Le Monde.
La politique monétaire de la BCE se voit critiquée, à l'heure où elle ne semble pas pouvoir lutter contre l'inflation, et que les réponses sont plutôt à trouver sur le volet budgétaire. Christine Lagarde, présidente de l'institution, tient pour l'instant le cap.
Relever les taux est "la décision la plus appropriée pour rétablir la stabilité des prix, d'une importance capitale (...) pour la prospérité et la reprise de l'économie", a-t-elle assuré.
• Moins de marges de manoeuvre budgétaires?
Le volet budgétaire, justement, n'est pas non plus en faveur de l'Europe. Le FMI appelle le Vieux Continent à "aider les ménages vulnérables et les entreprises viables à faire face à la crise énergétique". Mais jusqu'ici, les initiatives se font de façon désorganisée à l'échelle des 19 Etats-membres de la zone euro.
La France s'est appliquée à protéger sans distinction la population entière via le bouclier tarifaire, et vient d'adopter un "amortisseur électricité" à destination des PME et TPE exclues du précédent dispositif. Dans le même temps, Berlin annonçait un plan d'investissement et de lutte contre la hausse des prix de l'énergie de 200 milliards d'euros, qui irritait ses voisins, craignant des distorsions de concurrence. Les Européens s'écharpent aussi sur le marché européen de l'électricité, la France souhaitant un découplage électricité-gaz que refuse l'Allemagne; ce, alors que l'Espagne et le Portugal bénéficient déjà d'une dérogation qui leur a permis de limiter l'inflation côté énergie.
Les sources de tensions sont donc multiples, alors qu'une politique harmonisée serait la meilleure réponse au choc externe représenté par la guerre en Ukraine. A mettre au crédit de Bruxelles et des 27, un accord sur les surprofits des énergéticiens fin septembre, et une enveloppe de 750 milliards d'euros décrétée en 2020 pour la relance économique, et dont un montant substantiel reste à attribuer. Bien que cette injection de liquidités risque à son tour d'alimenter l'inflation...
Aux Etats-Unis, Washington semble avoir un peu plus de marge. D'autant que le dollar est une valeur refuge toujours très recherchée, en particulier à l'étranger, ce qui limite l'inflation en interne du pays. Washington a ainsi lancé un plan d'investissement stratégique dans les semiconducteurs de 52 milliards de dollars, contre 11 milliards d'euros pour son concurrent européen. Les Etats-Unis ont aussi misé 369 milliards de dollars dans les énergies renouvelables pour accélérer leur transition.