VTC et livraisons: l'Europe veut clarifier le statut des travailleurs

Un coursier Uber Eats livre à Paris, le 22 mars 2020 - Ludovic MARIN © 2019 AFP
Alors que les millions de livreurs et chauffeurs travaillant pour les plateformes numériques comme Uber, Deliveroo ou Bolt, sont par défaut traités comme indépendants, compliquant leur accès à une couverture sociale, le projet de la Commission européenne, qui devra être approuvé par les Etats et les eurodéputés, veut clarifier leur statut.
A travers l'UE, des tribunaux ont rendu plus d'une centaine de décisions et des centaines d'autres sont en attente sur des contentieux.
Si les jugements, de l'Espagne aux Pays-Bas, ont pour la plupart requalifié comme salariés les travailleurs des plateformes épinglées, d'autres décisions vont en sens contraire: un tribunal belge a débouté mercredi plusieurs dizaines de coursiers Deliveroo qui souhaitaient être reconnus comme salariés.
En France, Uber fait l'objet depuis 2015 d'une enquête pour "travail dissimulé" visant les conditions d'emploi de ses chauffeurs de VTC, a indiqué mercredi à l'AFP une source proche du dossier.
Soucieuse d'harmonisation, Bruxelles devrait proposer cinq critères, en examinant notamment si une plateforme détermine via son application des niveaux de rémunération, impose le port d'uniforme ou l'usage de certains équipements, ou interdit de travailler pour d'autres entreprises.
Si au moins deux critères étaient remplis, la plateforme serait considérée comme employeur, et devrait se soumettre aux obligations du droit du travail (salaire minimum, temps de travail, normes de sécurité...) imposées par la législation du pays concerné.
Le texte imposerait également une transparence accrue sur le fonctionnement des algorithmes des applications.
"Enormes bénéfices"
"Pendant trop longtemps, les plateformes ont réalisé d'énormes bénéfices en se soustrayant à leurs obligations fondamentales aux dépens des travailleurs, tout en assurant de façon mensongère qu'elles leur offraient le choix", estime Ludovic Voet, président de la CES (confédération de syndicats européens).
Les plateformes pourraient s'opposer au statut d'employeur si elles parviennent à démontrer le statut d'indépendant de leurs travailleurs, au regard du droit national.
Si les plateformes de livraisons de repas ou véhicules avec chauffeur (VTC) sont les premières visées, des services en ligne (traduction...) sont également concernés: en tout, quelque 500 entreprises et 28 millions d'employés.
A la mi-septembre, le Parlement européen avait appelé la Commission à "garantir la sécurité juridique" des travailleurs des plateformes en faisant en sorte qu'ils n'aient plus à prouver leur lien de subordination à leur employeur en cas de litige.
"Ces plateformes prétendent être des intermédiaires, alors qu'en pratique elles déterminent tarifs, horaires, conditions de prestation", observait alors la députée européenne Leila Chaibi (GUE/NGL, gauche). Sa formation saluait mercredi le projet de la Commission comme une "victoire enthousiasmante".
En préservant la possibilité de rester indépendant tout en offrant des "critères clairs et précis" pour le statut de salarié, "la flexibilité et la grande diversité des plateformes devraient être respectées", ajoutait l'eurodéputée Anne Sander (PPE, droite).
L'UE dispose de peu de compétences en matière de droit du travail, et les plateformes sont confrontées à un large éventail de règles nationales.
En Espagne, les livreurs de repas sont désormais reconnus comme employés -poussant Deliveroo à quitter ce marché. Dans d'autres Etats, les tribunaux ont ordonné aux plateformes de conclure des conventions collectives même si les travailleurs restent indépendants.
Les plateformes s'opposent farouchement à toute requalification importante des travailleurs: outre la fragilisation de leur modèle économique, elles pointent une étude du cabinet Copenhagen Economics prédisant qu'un tel scénario obligerait quelque 250.000 personnes dans l'UE à quitter le secteur.
Des critères trop vagues pourraient entraîner une multiplication des procédures judiciaires, avec "des conséquences désastreuses pour les travailleurs eux-mêmes, les restaurants et l'économie au sens large", a averti la fédération Delivery Platforms Europe dans un communiqué.
Une variété de situations à travers le monde
- Espagne: livreurs présumés salariés
Le gouvernement espagnol a modifié la loi en mars afin que les coursiers utilisant des applications de livraison soient considérés comme des salariés, et non plus comme des auto-entrepreneurs, ce qui oblige les entreprises à payer des cotisations sociales. La société britannique Deliveroo a alors cessé ses activités en Espagne fin novembre. Les autres plateformes ont choisi de s'adapter, tentant parfois de contourner la loi. - Italie: meilleures conditions de travail
Le parquet de Milan a annoncé début décembre avoir obtenu des améliorations importantes sur les conditions de travail des livreurs à domicile, annulant au passage une gigantesque amende initialement prévue. Le parquet avait notifié en février aux quatre sociétés visées par une enquête (Foodinho-Glovo, Uber Eats, Just Eat et Deliveroo) qu'elles devaient modifier les contrats, considérant que les livreurs n'étaient pas des auto-entrepreneurs mais qu'ils fournissaient "une prestation de type coordonné et continu". Selon le parquet de Milan, 20.000 livreurs auront droit à des visites médicales, des équipements de sécurité et des formations en matière de sécurité. - Pays-Bas: la convention collective des taxis s'applique
Un tribunal néerlandais a jugé en septembre que les chauffeurs Uber étaient sous contrat de travail, et non pas des travailleurs indépendants. Le géant américain de la réservation de voitures avec chauffeurs a fait appel. Belgique: victoire pour Deliveroo, défaite pour Uber Un tribunal belge a débouté mercredi plusieurs dizaines de coursiers Deliveroo qui souhaitaient être reconnus comme salariés. Dans une autre affaire, la cour d'appel de Bruxelles a jugé fin novembre que la réglementation en vigueur devait interdire d'exercice les quelque 2000 chauffeurs LVC (location de voiture avec chauffeur), essentiellement des chauffeurs Uber, de la capitale belge. - Royaume-Uni: les chauffeurs Uber sont des "travailleurs"
La Cour suprême britannique a estimé en février que les chauffeurs Uber étaient des "travailleurs", pas des auto-entrepreneurs, et qu'ils devaient bénéficier de droits sociaux minimums: salaire minimum et congés payés. Le mois suivant, Uber a accordé ce statut à ses 70.000 chauffeurs britanniques. Au Royaume-Uni, le statut de "travailleurs" ("workers"), pas forcément formalisé par un contrat, bénéficie d'une moindre protection par rapport aux employés salariés ("employees"), qui ont eux des congés maladie, l'assurance chômage, etc. Un tribunal britannique a par ailleurs estimé lundi, donnant tort à Uber, que les plateformes ne sont pas de simples "agents" pour les chauffeurs. - France: statut indépendant "fictif"
La Cour de cassation a reconnu en mars 2020 l'existence d'un lien de subordination entre Uber et un de ses chauffeurs, jugeant que le statut d'indépendant était "fictif" et qu'il devait être considéré comme salarié. En septembre dernier, la cour d'appel de Paris a considéré que la relation de travail entre un chauffeur et Uber pouvait "s'analyser comme un contrat de travail" et non comme une relation commerciale. Parallèlement, un premier procès devant une juridiction pénale contre Deliveroo aura lieu en mars prochain, pour "travail dissimulé", devant le tribunal correctionnel de Paris pour avoir employé des livreurs sous le statut de travailleurs indépendants. - Etats-Unis: réglementations favorables aux plateformes annulées
L'administration Biden a annulé en mai une règlementation adoptée par l'administration Trump rendant plus difficile pour les travailleurs des plateformes de revendiquer un statut de salarié, afin de "maintenir les droits des travailleurs à un salaire minimum et aux protections liées aux heures supplémentaires". En Californie, le statut des chauffeurs VTC est au coeur d'un feuilleton. L'Etat a voté une loi en 2019 les considérant comme des salariés. Uber a contrattaqué en 2020 en faisant approuver par référendum le statut d'indépendant des chauffeurs. Un référendum déclaré inconstitutionnel par un juge en août dernier. L'affaire n'est pas terminée, Uber ayant annoncé son intention de faire appel. - Chine: appel à une "rémunération décente"
Début décembre, une directive du ministère des Transports a exhorté les plateformes de réservation de VTC comme Didi (équivalent chinois d'Uber) à améliorer les conditions de travail des conducteurs avec une "rémunération décente" et un temps de repos "raisonnable"