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Julie Chapon (Yuka): « Je n’avais jamais pensé à entreprendre »

François Martin, Benoît Martin et Julie Chapon ont lancé Yuka en janvier 2017.

François Martin, Benoît Martin et Julie Chapon ont lancé Yuka en janvier 2017. - Crédit photo: Yuka

L’application Yuka, qui permet de déterminer la qualité de produits alimentaires et cosmétiques, en scannant leurs code-barres, lance une déclinaison « premium » et se prépare à traverser les frontières. En tête du classement des femmes à suivre dans la tech en 2019, Julie chapon, co-fondatrice, garde la tête froide. Portrait.

Yuka a poussé beaucoup plus vite que ce que ses cofondateurs avaient imaginé. Deux ans après son lancement, l’application a été téléchargée plus de huit millions de fois et Julie Chapon, co-fondatrice, domine, en ce début d’année, le classement StartHer des femmes à suivre dans la tech en 2019. « On est hyper contents, parce que, forcément, on ne s’attendait pas du tout à ce que Yuka grandisse aussi vite, mais on a aussi beaucoup de mal à prendre du recul, parce qu’on est vraiment la tête dans le guidon, dans l’opérationnel…

On regarde plutôt le chemin qu’il nous reste à parcourir plutôt que le chemin parcouru, et on a plutôt l’impression qu’il nous reste des milliards de choses à faire et qu’on n’est pas du tout allés au bout du truc », explique-t-elle, installée devant un petit café dans une brasserie du IIIe arrondissement de Paris, à quelques pas de ses bureaux.

Enthousiaste, la trentenaire dégage aussi une certaine tranquillité face au succès de sa start-up (dont le nom n’a rien à voir avec la plante, mais avec le Yucatan, d’où est originaire la femme d’un des cofondateurs). Elle a la sérénité de ceux qui n’ont pas forcément cherché ce qui leur arrive. Au début, en tous cas.

« Je n’avais jamais pensé à me lancer dans un projet d’entrepreneuriat, ça m’est un peu tombé dessus par hasard », raconte-t-elle. « Il y a des gens qui ont ça en tête depuis qu’ils sortent d’école, mais moi, ça ne m’avait jamais traversé l’esprit ». Tellement pas qu’à la sortie de son école de commerce (Edhec), elle est entrée dans un cabinet de conseil par défaut, parce qu’elle ne savait « pas trop quoi faire ».

Il y avait bien un « petit truc » avec l’agroalimentaire, puisqu’elle avait fait des stages chez Kraft food et chez Nestlé, mais elle ne s’y était pas plu. Bon an, mal an, elle a donc atterri chez Wavestone: « Pendant cinq ans, se rappelle-t-elle, je n’ai pas aimé ce que je faisais ». Alors, elle a mis le curseur ailleurs que sur sa vie professionnelle, sur sa vie personnelle, et elle a continué comme cela, jusqu’à ce qu’elle prenne conscience qu’il fallait faire quelque chose « pour ne pas se réveiller dans dix ans avec une dépression ».

C’est à ce moment-là que ses amis Benoît et François Martin, qui avaient un projet de start-up, lui ont demandé de les rejoindre pour participer au concours du Food Hackathon, à la Gaîté Lyrique. Déclic. Ils se sont « éclatés » tout le week-end et ils ont fini par gagner.

« C’est une boîte qui change le monde »

Tous les trois, ils ont d’abord fait évoluer leur projet en parallèle de leurs activités respectives et une fois qu’il était plus solide, ils s’y sont consacrés entièrement. Ils l’ont fait grandir au sein de l’incubateur de l’entreprise de Julie puis ils ont été hébergés un temps à la Station F, avant de s’installer dans leurs propres locaux, l’été dernier, avec six salariés.

En plus de l’application, Yuka propose un programme de nutrition sur abonnement et lance, en ce début février, une version « premium », payante, de l’application, sur Androïd. Une déclinaison pour iOs est prévue pour mars. En 2019, aussi, les trois cofondateurs prévoient de franchir les frontières, en Belgique, d’abord, et dans les autres pays francophones, puis plus loin… Ils ambitionnent de s’attaquer un jour au marché américain. De la même façon, posée, qu’elle raconte les années qui viennent de s’écouler, elle évoque ces échéances.

« Ni Julie, ni ses associés, n’ont jamais pris le melon », décrypte Jean-Michel Ledru, directeur de l’incubateur de l’Edhec et responsable du master entrepreneuriat. Il conseille Yuka depuis ses débuts et l’a amené à intégrer la Station F. Pour définir Julie Chapon, il parle « d’authenticité » et de « détermination », « tout en douceur ». Il s’explique : « C’est dans son champs lexical qu’on voit qu’elle a de fortes valeurs et qu’elle a envie d’influer sur des choses auxquelles elle croit fort ». Et il poursuit, emballé : « Chez Yuka, il n’y a pas de tension entre ce qui est dit, pensé et ce qui est fait, ce qui est rare. Ils sont très cohérents ».

Passionnée, Julie Chapon semble être comme en mission : pour développer son entreprise, pour aider les gens à « consommer de manière plus éclairée, en connaissance de cause », et pour « conduire les industriels à améliorer la composition de leurs produits ».

En 2016, Yuka a suivi le programme entrepreneuriat de Ticket for change, une association qui vise à activer les talents. Son fondateur, Matthieu Dardaillon, se dit « bluffé » par Julie Chapon et les frères Martin. « Ce qui me frappe, c’est qu’ils sont très méthodiques », salue-t-il. Il apprécie que les créateurs de Yuka « restent droits dans leurs bottes, alors que beaucoup se disperseraient en chemin ».

Depuis le début de leur aventure, ils ont su s’entourer, notamment d’entrepreneurs, comme Guillaume Gibault, fondateur du Slip Français, qui a investi dans la start-up en tant que business angel (Yuka tient à rester totalement indépendant). « C’est une boîte qui change le monde, qui change notre rapport au produit et à l’alimentation, s’enthousiasme-t-il. Dans une époque où les gens se posent de plus en plus la question de ce qu’ils consomment, Yuka remet le pouvoir de décision dans les mains des consommateurs face à des grandes marques... C’est révolutionnaire » !

Pousser les industriels à changer

Julie Chapon et les frères Martin ont développé leur start-up « au bon endroit, au bon moment ». Après l’éclatement de plusieurs scandales sanitaires, ces dernières années, les consommateurs sont de plus en plus méfiants. L’arrivée de Yuka dans leurs rayons a fait réagir plusieurs distributeurs, qui ont critiqué la qualité des informations et l’indépendance de l’application. Certains, comme Système U, ont lancé la leur (« Y’A Quoi Dedans ») et la Fédération nationale des industriels de l’alimentaire (ANIA) a fait savoir qu’elle travaillait sur une gigantesque base de données, qui devrait permettre de connaître la carte d’identité des produits d’ici fin 2019.

Pas impressionnée, Julie Chapon assume un côté battante. Elle s’explique : « Il y a un certain nombre de choses qui doivent passer par la réglementation et les pouvoirs publics, mais si on attend par exemple que les additifs controversés soient interdits, on peut attendre longtemps… On est persuadés que ça passe aussi par le citoyen, qui en boycottant des produits controversés peut pousser les industriels à changer ». Déterminée, elle assure néanmoins que, de plus en plus, elle discute avec les distributeurs et les marques, qui sont même pour certains désormais d'accord pour partager des informations sur leurs produits. Jusqu’ici, la base de données de Yuka était faite avec ce que lui envoyaient les consommateurs, mais donc, il lui arrive aussi aujourd’hui de travailler avec les marques, qui peuvent notamment l’informer, en temps réel, de changements de recettes.

Yuka est « à un moment clef », confirme Jean-Michel Ledru, qui voit passer 600 entrepreneurs par an. « Il y a plein de challenges, poursuit-il. C’est un moment où l’on voit comment on continue à avancer, à rester droit dans ses bottes, comment on gère la controverse et l’émotionnel qui va avec tout cela » … Mais il n’a pas d’inquiétude concernant l’équipe de Yuka, qu’il voit « aller loin ». Julie Chapon confie qu’il y a quand même des moments compliqués, à cause du « poids de la responsabilité » qu'elle a sur les épaules, notamment avec le programme de nutrition.

Elle écrit elle-même les articles qui sont publiés sur le site, après avoir été validés par un nutritionniste. Mais globalement, enchantée d’avoir sauté dans l’aventure de Yuka il y a trois ans, Julie Chapon est toute à sa mission, tournée vers les « milliers de trucs qu’elle a à faire ». Et si cela doit s’essouffler un jour, « le jour où cela s’essoufflera, dit-elle, c’est qu’on aura rempli notre objectif et qu’il n’y aura plus besoin de notre application ». Ce qui est déjà pas mal, pour quelqu’un qui n'avait jamais imaginé entreprendre.