Ingénieurs, techniciens: face à la concurrence des GAFAM, l’industrie militaire peine à attirer les talents

Au salon mondial de la défense et de la sécurité, Eurosatory, qui se tient à Villepinte du 17 au 21 juin, on recrute... des ingénieurs, des techniciens. A partir de ce jeudi matin et pour 2 jours se tient en effet un espace des métiers. Une initiative du GICAT, le groupement des industries de défense et de sécurité terrestre et aéroterrestre, qui défend les intérêts de la filière et assure sa représentativité.
Et pour cause. Les besoins en main d'œuvre sont énormes. Le secteur, qu'on appelle base industrielle et technologique de défense, représente 4.000 entreprises, PME & ETI et 225.000 emplois, avec des bassins d’emploi qui irriguent la France. L' Île-de-France, mais aussi l'Occitanie, le Centre-Val-de-Loire, la Nouvelle-Aquitaine ou encore Provence-Alpes-Côte-d'Azur sont des centres névralgiques. Un dynamisme loin de la centralisation jacobine qui est généralement le lot de l’économie française.
Ces besoins en main-d'œuvre du secteur industriel s'ajoutent aux besoins militaires où ministère des Armées et direction générale de l'armement sont déjà de gros pourvoyeurs d'emploi. 16.000 jeunes sont recrutés chaque année par le ministère pour servir sous les drapeaux.
Des enjeux exacerbés par la résurgence des conflits
Et ces besoins de personnel dans les entreprises du secteur sont exacerbés avec la résurgence des conflits de haute intensité aux portes de l'Europe. La nécessité d'intensifier la production a été annoncée par Emmanuel Macron en 2022 qui s'est référé à "une économie de guerre (…) dans laquelle nous allons devoir durablement nous organiser". À titre d'exemple, la demande de canons César par KNDS France a triplé en seulement deux ans. Or cette cadence de production accélérée nécessite de la main d’œuvre pour y répondre.
La loi de programmation militaire 2024-2030 met également des financements derrière ces ambitions et de nouveaux crédits sont fléchés vers les grands industriels: Arquus, MBDA, Safran, Thalès... Ces entreprises ont la particularité se servir à la fois le militaire et le civil, mais restent très dépendants de l'Etat français. De nouvelles commandes qui là aussi impliquent de l'embauche.
Alerte aux profils pénuriques
Devant ce déficit structurel de main-d'œuvre, les entreprises ouvrent grand les vannes du recrutement.
"On recherche des ingénieurs en mécanique, en électricité, en électronique, en calculs, des profils de grandes écoles d’ingénieurs et des techniciens à partir de Bac+2", confie à BFM Business Stéphane Bollon, CEO de la filière ingénierie du groupe Ametra, spécialiste de l'intégration de systèmes mécaniques, électriques et électroniques.
"Sur 18 mois, c’est environ 350 postes ouverts. Tout le monde est en train de se réarmer. C’est une énorme vitrine pour l’industrie de la défense", poursuit Stéphane Bollon.
L’entreprise Novakamp, qui réalise des camps et base-vie en site isolé en assurant la couverture des besoins en eau, énergie, traitement des déchets, cherche aussi ses ressources. Capable d’opérer dans des zones de guerre, elle a besoin d’intervenants extrêmement mobiles et hyperspécialisés capables d’assurer des missions coupés de leur famille. "Ça va d’électromécaniciens jusqu’à des chefs de chantier pour certaines filiales qui travaillent sur de grands projets. Pour y répondre, on fait appel à du portage salarial et même à des retraités", explique un des directeurs interrogé par BFM Business. La société a une vingtaine de postes ouverts.
Lors d'une conférence dédiée à l'attractivité de la filière au salon Eurasatory, les grandes entreprises ne cachent pas non plus leurs enjeux de main d'oeuvre. On cherche des techniciens et techniciennes dans nos usines, soudeurs, mécaniciens, logisticiens. Tous ces métiers d’ingénieur qui conçoivent des produits de technologie avancée sont pénuriques", souligne Chantal Dognin, senior VP chez Arquus.
Chez Thales, on fait état d'une concurrence nouvelle avec les GAFAM.
"Pour des profils d’architectes systèmes, ingénieurs système, c’est un marché tendu dans le domaine des cols blancs et des techniciens. Travailler pour la défense ou pour les géants du net, il y a débat", confirme Pierre-Henri Haran, directeur des Ressources Humains GBU Six Thales.
Chez Airbus Defence and space, c'est l'organisation du travail qui est questionnée par des start-ups proposant "des conditions de travail plus flexibles et qui ont des process plus rapides".
Attirer, retenir... mais aussi former
Alors comment attirer et retenir durablement les talents dont industriels et secteur militaire ont besoin? Partout on insiste sur la raison d'être, le sens de l'engagement. "L'armée de terre, c'est une aventure au quotidien, une deuxième famille", relève le colonel Stanislas Rouquayrol, adjoint au Pôle Recrutement Jeunesse.
La communication autour de l'image est clé. "Nous devons communiquer sur une filière riche de sens, de métiers différents, de technologies. Il y a un vrai déficit marketing. Chez Arquus on remet au cœur notre mission: contribuer à un monde plus sûr", affirme Chantal Dognin.
Depuis quelques mois, évoquer la souveraineté nationale n'est plus tabou:
Il y a un besoin de se défendre, besoin de souveraineté. On va vers une prise de conscience. Cela concerne aussi le nucléaire qui a été sous-investi", complète Stéphane Bollon.
Enfin, comme pour les entreprises classiques, soigner sa marque employeur, favoriser les politiques de mobilité, flexibiliser les conditions de travail restent des incontournables, pour des jeunes générations plus impatientes.
Pour Thales, au-delà du recrutement, il y a la nécessité d'améliorer les compétences en interne: "On doit former car si on ne compte que sur le recrutement, on est arrivé à la limite de l’exercice".
Enfin les entreprises cherchent à améliorer leur vivier, en ouvrant des partenariats spécifiques. Le groupe Ametra annonce un partenariat avec l’ECE, école d’ingénieurs multiprogrammes spécialisée dans l’ingénierie numérique, avec de nouveaux cursus dédiés à l’IA générative dans la conception et au secteur de la défense.
Les territoires ne sont pas en reste. La communauté d'agglomération Bourges Plus, où sur les 5.600 emplois que représente le secteur 1.200 emplois sont à pourvoir annuellement, réfléchit à un nouveau modèle d'emploi et aux formations nécessaires. Une spécialisation en pyrotechnie a ainsi vu le jour en partenariat avec l'INSA.