Bientôt des drones avec le losange de Renault? Les usines auto peuvent-elles vraiment se remettre à fabriquer des armes comme au temps des guerres mondiales?

Bientôt des drones estampillés du Losange? Près de trois mois après que son président Jean-Dominique Senard se soit dit prêt à répondre "présent" à un éventuel appel de l'État pour renforcer le secteur de l'armement sur le plateau de BFM Business, Renault a ce dimanche confirmé des contacts avec le ministère des Armées. L’objectif: produire des drones militaires en Ukraine. Si "aucune décision n’a été prise à ce stade", a précisé à BFMTV le constructeur français, ces drones seraient destinés à l’armée ukrainienne.
Vendredi 6 juin, Sébastien Lecornu avait évoqué ce projet qui associerait "une grande entreprise produisant des voitures françaises" et "une PME de défense française". Ces liens entre industries automobile et de défense sont évoqués depuis plusieurs mois par les autorités, comme un moyen d’accélérer dans la production de matériel militaire, faisant écho à l’histoire.
Ford, GMC, Volkswagen
27 mai 1941. Alors que l'Europe s'enfonce dans la guerre, Franklin Delano Roosevelt, président des États-Unis, annonce que le peuple américain doit désormais répondre à un "état d'urgence nationale illimitée". L'attaque contre la base de Pearl Harbor précipite l'entrée des États-Unis dans la guerre. Le pays décide alors d'orienter toute son industrie vers l'économie de guerre et la production d'armes.
En quelques mois, les usines automobiles, notamment de Ford ou GMC, sont adaptées à cette production, plus aucune voiture ne sort des chaînes de production mais des obus, des canons ou encore des chars et des camions de transport de troupes. Un total de 3,6 millions de véhicules militaires furent construits par l'industrie automobile américaine durant le conflit.
En Allemagne nazie, l'industrie automobile avait également été fortement mobilisée: Mercedes, BMW, MAN, Opel et Volkswagen ont produit uniquement des véhicules militaires à cette période.
2025 n'est pas 1941
84 ans plus tard, alors que la guerre est aujourd'hui à nouveau aux portes de l'Europe, que la Russie multiplie les menaces et que les États-Unis s'isolent, l'Union européenne cherche à se réarmer rapidement.
L'industrie automobile et ses grandes usines sont à nouveau susceptibles d'être sollicitées mais la situation actuelle est bien différente que celle des années 1940. Pour résumer, il est très peu probable de voir les usines actuellesde Renault ou de Stellantis produire des chars ou des avions. Techniquement, c'est même impossible.
"Sur les armes complexes, les process de production sont très spécifiques pour des produits très spécifiques. On ne fabriquera pas des avions Rafale dans des usines automobiles", explique à BFM Business Éric Kirstetter, spécialiste des sujets automobile et défense/armement au sein du cabinet Roland Berger.
"Mais pour d'autres types d'armes, comme les drones, les munitions intelligentes, ce qui se produit en grande quantité, il y a de vraies opportunités car l'industrie auto sait faire, elle peut industrialiser des éléments conçus pour être produits à très grande échelle, ce que l'industrie de défense a du mal à faire, elle ne raisonne pas en masses", poursuit l'expert.
"L'idée est de faire parler ces industries entre elles pour faire du co-développement, de combiner les savoir-faire."
Invité sur le plateau de BFM Business, le président de Renault Jean-Dominique Senard a ainsi déjà fait savoir qu'il était prêt à répondre "présent" à un éventuel appel de l'État pour renforcer le secteur de l'armement.
Outils de production banalisés
Il faut comprendre que de nombreuses armes conventionnelles sont constituées d'éléments très différents dont certains peuvent être produits par des industries traditionnelles.
"Le meilleur moyen est de se tourner vers des outils de production banalisés. Des pièces mécaniques peuvent être usinées sur des machines conventionnelles, on peut aller chez n'importe quel usineur pour les parties non-létales d'une arme par exemple. Usiner une pièce auto ou usiner une pièce militaire, c'est quasiment la même chose", explique Éric Kirstetter.
"La partie létale va rester très propriétaire, avec des process de production très spécifiques mais le reste est mutualisable."
Pour des éléments plus spécifiques mais non létaux, ce sont les sous-traitants automobiles qui peuvent avoir une carte à jouer pour participer à l'effort national. "On ne parle pas des usines de voitures, trop grosses, trop complexes, ces usines ne sont pas faites pour la défense, on parle des sous-traitants qui sont plus agiles dont les outils sont plus adaptables", détaille le spécialiste.
Selon des informations de presse, le projet impliquant Renault supposerait de monter sur place en Ukraine des lignes de production dédiées, à l’abri de la ligne de front pour produire rapidement et au plus près des clients ses drones. Une proximité qui permettrait de plus de faire rapidement évoluer les produits en fonction des besoins des forces ukrainiennes.
"Ce sont eux qui ont la meilleure expérience opérationnelle des drones et dans un domaine où l’obsolescence est très rapide", explique sur BFMTV le général Jérôme Pellistrandi. Produire sur place permettrait de pallier plus vite les parades trouver par les forces russes. Au-delà de la capacité à produire vite et en grande quantité, l’industrie automobile peut aussi apporter des technologies pour enrichir le matériel de défense.
"Les sous-traitants auto peuvent avoir deux rôles à jouer. Certains peuvent flécher leurs productions de composants à la défense comme les lidar par exemple qui peuvent servir aussi bien pour les automobiles que pour les drones. D'autres peuvent s'adapter à une activité de défense."
Et d'expliquer: "ces acteurs s'intéressent déjà à la diversification car aujourd'hui le secteur automobile est très chahuté, très incertain. Et il y a un effet d'aubaine pour ces acteurs car ils ont la capacité, les asset de l'industrie et beaucoup de points communs avec l'industrie de défense: les profils, les machines, un ADN en commun. Le niveau de qualification des ouvriers est de plus en plus élevé chez les sous-traitants".
Les sous-traitants auto, nerf de la guerre
Cette approche est d'ailleurs validée par Stéphane Séjourné, vice-président de la Commission européenne. Des sous traitants ou constructeurs pourraient "participer à certaines commandes dans le domaine de l'industrie de défense", révèle-t-il.
D'ailleurs, on observe en Europe de plus en plus de transferts de salariés venant de l'automobile à la défense. "La perte de vitesse des constructeurs automobiles permet à l’industrie de l’armement, dont la croissance explose depuis trois ans, de capter une main-d’œuvre qualifiée", écrit ainsi un journal tchèque cité par Courrier international.
Sur le papier, l'intégration des sous-traitants auto dans une démarche de hausse de la production de défense paraît donc évidente. Dans les faits, elle se heurte encore à deux obstacles.
"Le vrai problème, ce sont les volumes car ces sous-traitants sont conçus et fonctionnent pour produire de très gros volumes en auto, bien supérieurs à ceux de la défense même avec une montée en puissance de la demande", indique Éric Kirstetter.
Ce dernier a une piste: "l'idée serait d'aller chercher les petits acteurs de la sous-traitance pour les camions qui font moins de volumes et qui ont le savoir-faire".
Second obstacle: la visibilité. Car au-delà des effets d'annonce, toute industrie a besoin d'y voir clair avant de s'engager. "Le vrai sujet, c'est les commandes de l'État. Pour le moment, elles ne sont pas là. Quasiment aucun acteur ne se lancera sans commandes fermes. Certains osent, surtout pour être les premiers mais c'est très rare", prévient Éric Kirstetter.
Des commandes de l’Etat qui pourraient bientôt arriver? Le projet que pourrait porter Renault a également vocation à servir l’armée française. "Nous allons aussi en faire bénéficier nos propres armées françaises pour avoir en permanence un entraînement tactique, opératif qui colle à la réalité" du conflit en Ukraine, ajoutait en fin de semaine Sébastien Lecornu.