Quand le tout-numérique s’installe difficilement: le cas des titres-restaurant

Les titres-restaurant retrouvent peuvent de nouveau acheter des produits alimentaires de base, à préparer. - PHILIPPE HUGUEN © 2019 AFP
Lancés en avril 2014, les titres-restaurants numériques faisaient partie des mesures phares du "choc de simplification" présenté par le gouvernement d’alors. Un choc ou plutôt un flop en l’occurrence car, deux ans après, moins de 5% des titres en circulation étaient dématérialisés et moins de 20% des plus de 210.000 commerçants affiliés s’étaient équipés pour les accepter.
Début 2025, soit près de onze ans plus tard, de 20% à 30% des titres-restaurants circulent toujours sous format papier, ce qui représente plusieurs centaines de millions de titres chaque année.
Le poids des habitudes?
De manière assez surprenante, cependant, cette réalité recouvre des disparités tant territoriales (les régions du Sud continuent à utiliser davantage de titres papier que le reste du pays) que dans le comportement des acteurs (les collectivités locales en commandent nettement plus, proportionnellement, que les entreprises privées).
Faut-il donc incriminer le poids des habitudes, comme pour les chèques, dont la disparition attendue est reportée depuis des décennies ? Il faudrait alors souligner que, comme pour les chèques et comme pour le cash, les titres-restaurants papier offrent une facilité et une immédiateté d’usage que le numérique ne remplace pas pleinement. Mais il y a plus car, lancés en 1967 en France et représentant aujourd’hui un marché de 8,5 milliards d'euros, le succès des titres restaurant a tout de suite reposé sur un détournement d’usage.
À l’origine, il s’agissait d’un avantage social: permettre aux salariés qui ne disposent pas d’un réfectoire ou qui n’ont pas accès à un restaurant interentreprises de se restaurer dans de bonnes conditions pendant la pause-déjeuner. Pour cela, la participation patronale aux titres restaurants est exonérée de cotisations et de contributions sociales. Plusieurs limites d’utilisation furent néanmoins fixées: les titres ne peuvent être utilisés que par le salarié bénéficiaire, que le midi et uniquement lors de ses jours travaillés, pour un montant maximum de 25 euros par jour, dans le département où il travaille ou un département limitrophe.
Or ces conditions ne seront guère respectées par des salariés pour lesquels les titres représenteront simplement un complément de salaire non imposé. Avec la complaisance des commerçants (peu en mesure, de toute façon, de vérifier l’ensemble des conditions posées), ils les utilisent comme de simples billets de banque, tous les jours, à toute heure et parfois hors des achats alimentaires. Ils les cèdent à d’autres, exactement comme des billets – à ce point que ceux qui font la manche dans la rue ou le métro n’hésitent pas à demander des titres-restaurants.
Dès lors que les titres, dématérialisés, sont logés sur une carte prépayée à puce ou un smartphone, tout cela n’est plus possible.
Une gestion simplifiée pour les employeurs
Pour les employeurs, la gestion des titres numériques est simplifiée. Mais ils doivent tenir compte du mécontentement des salariés, qui peuvent considérer perdre en partie ainsi un avantage acquis.
Certes, les commerçants se plaignent de la gestion des titres papier, mais la tentation ne peut qu’être forte d’offrir à leurs clients les "facilités" que ces titres autorisent. De plus, bien qu’on ait attendu que l’entrée de nouveaux émetteurs les fasse baisser, les commerces ont vu les commissions liées aux titres augmenter (le traitement largement accéléré des titres numériques réduit en effet le flot de trésorerie dont bénéficiaient les émetteurs entre la vente des titres et leur paiement aux commerces).
Enfin, pour les principaux émetteurs de titres (Edenred, Sodexho, Up, Swile/Bimpli), la gestion papier est coûteuse, mais préserve leurs commissions. Ce qui n’est pas tant assuré avec les titres dématérialisés, qui facilitent de plus l’entrée de nouveaux acteurs sur le marché.
Voilà donc une innovation qui redonne aux titres leur vocation d’avantage social "encadré", qui apporte quelques plus (on peut payer au centime près, il n’y a plus de problème de perte des tickets) mais qui, au fond, n’avantage personne véritablement.
Fallait-il donc imposer le passage au tout numérique par décret ? Cela a été annoncé mais non appliqué en France et réalisé dans d’autres pays, comme en Belgique. Et au total, la disparition des titres papier a été repoussée en France à fin 2026. En attendant…
En fait, il s’agit là d’un cas classique d’innovation erronée. On a cru, une fois de plus, que tout ce qui est numérique est moderne et donc efficace. Et l’on s’est appuyé sur des sondages annonçant que la grande majorité des utilisateurs voulaient passer aux titres dématérialisés. L’erreur est cependant d’avoir voulu remplacer un titre matériel par son double numérique.
Ici, avec le numérique, il ne fallait pas viser le remplacement des titres restaurant, mais leur disparition, tout en offrant des facilités nouvelles. En les incluant par exemple dans une application de paiement, avec remboursement direct de l’employeur (ce que propose la fintech Open!eat) ou dans une application cumulant l’ensemble des avantages salariés (c’est le cas avec l’application Worklifedu Crédit Agricole ou ce que veut faire BNP Paribas avec Mucho). Pour cela, néanmoins, il aura fallu pratiquement attendre dix ans. Et l’on attend toujours une semblable évolution pour les titres de transport.