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Aérien: la hausse du trafic ruinera-t-elle les efforts de décarbonation de l'industrie?

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C'est la conclusion d'une étude menée par T&E (Transport et Environnement) qui avance d'autres freins comme l’extension des aéroports ou encore la sous-taxation du secteur.

Régulièrement épinglée pour sa responsabilité dans le réchauffement climatique (entre 3 et 5% des émissions selon les experts), le secteur de l'aérien tente pourtant de pivoter vers plus de sobriété.

Officiellement, ce secteur doit être neutre en émission de CO2 (c'est-à-dire tomber à 0%) en 2050 ont décidé les 193 États de l'Organisation de l'aviation civile internationale (OACI), une agence de l'ONU.

Pour y parvenir, de multiples leviers sont actionnés, essentiellement le renouvellement des flottes avec des appareils plus sobres en kérosène et l'utilisation de carburants d'aviation durables (SAF) pour les avions longs courriers qui sont les principaux émetteurs de gaz à effets de serre.

La Commission européenne impose ainsi aux compagnies aériennes différents paliers d'incorporation: 6% en 2030 et 20% en 2035, 35% en 2050.

Huit milliards de passagers attendus en 2040

Mais pour certains observateurs, ces efforts seront vains. En cause principalement: la hausse continue du trafic qui ruinera mécaniquement les éventuels résultats de ces initiatives.

Les chiffres sont en effet parlants: huit milliards de passagers sont attendus en 2040 contre 4,5 en 2019. Par ailleurs, la flotte mondiale d'avions doit doubler en 20 ans, selon les prévisions d'Airbus, qui table sur un besoin de 42.430 avions neufs d'ici à 2043, dont 18.460 pour remplacer des appareils en fin de vie.

Selon une étude menée par T&E (Transport et Environnement), "les avions utiliseront de plus en plus de carburants alternatifs appelés SAF (sustainable aviation fuels), moins émetteurs de CO2 sur leur cycle de vie. Mais même en utilisant 42% de SAF comme exigé par la loi européenne, le secteur brûlera en 2049 autant de kérosène fossile qu'en 2023".

Conséquence: l'étude chiffre à -3% "la faible baisse des émissions du secteur aérien européen prévue entre 2019 et 2049, si le scénario de l'industrie se réalise. En 2050, date à laquelle l'UE devra atteindre le zéro émission nette, le secteur aérien émettra encore 79 millions de tonnes de CO2".

"Bien que les carburants de synthèse présentent plus de gages de durabilité et de capacité de mise à l’échelle que les biocarburants, ils ne seront pas en mesure de suivre la croissance débridée du secteur aérien", peut-on lire. "Ces derniers sont une solution de décarbonation de l’aérien seulement si le niveau de trafic est maîtrisé".

Changement de paradigme

"Ces chiffres donnent le vertige, déclare Jérôme du Boucher, responsable aviation de T&E France. Les plans de croissance de l'industrie aéronautique sont en totale contradiction avec les objectifs climatiques de l'Europe et ne répondent pas à l'ampleur de la crise climatique. Un changement de paradigme et un véritable leadership en matière de climat sont nécessaires dès maintenant pour résoudre le problème. La crédibilité de l'aérien est en jeu".

La croissance du trafic aérien annule les efforts permis par les SAF, selon T&E
La croissance du trafic aérien annule les efforts permis par les SAF, selon T&E © T&E

Outre l'impact de la croissance du trafic sur l'usage même croissant des SAF, l'étude souligne la question de l'origine des SAF et de la capacité des pays à massifier leur production.

Les carburants alternatifs sont de deux types: d’une part les biocarburants, fabriqués à partir de biomasse, qui présentent l’inconvénient d’être peu durables. D’autre part les carburants de synthèse, fabriqués à partir d’énergies renouvelables et de CO2, rappelle l'étude.

Du côté des biocarburants, l’analyse de T&E montre que 80% du volume "risquerait de provenir de matières premières qui ne sont pas durables, comme les dérivés de l’exploitation de l’huile de palme". 

Quant aux carburants de synthèse qui offrent plus de gages de durabilité, T&E comme d'autres observateurs alerte sur son besoin colossal en électricité lors du cycle de production.

Des besoins électriques colossaux pour produire des e-fuel

"Si les projections de croissance de l'industrie se réalisent, 24,2 millions de tonnes de e-kérosène seraient nécessaires. Mais, comme la production des carburants de synthèse nécessite beaucoup d'énergie électrique, les besoins énergétiques de l'industrie aéronautique européenne seraient supérieurs à la demande totale d'électricité de l'Allemagne en 2023 (506 TWh)", estime le rapport.

Une agence européenne estime également le besoin à 650 TWh/an, "nettement plus que la consommation électrique actuelle totale de grands pays comme l'Allemagne ou la France".

Sans parler de son coût. Ainsi, en Europe, les SAF sont encore trois à cinq fois plus chers que le kérosène. Surtout, il manque une stratégie européenne claire.

"Il est pour cela essentiel que les pouvoirs publics français décident d’une stratégie claire sur le sujet comme c’est le cas dans les grands pays aéronautiques que sont les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne ou Singapour" souligne Pascal de Izaguirre, président de la FNAM, la Fédération nationale de l’aviation et de ses Métiers .

Et de rappeler que le gouvernement français a débloqué une enveloppe de 200 millions d'euros en 2023, mais "depuis il ne s'est pas passé grand-chose de concret".

Aux États-Unis justement, la filière est très subventionnée: la tonne y coûte 2.000 euros contre 4.500 à 5.000 euros en Europe. Cherchez l'erreur. "Il faut que les pouvoirs publics prennent l'initiative", poursuit celui qui est également patron de Corsair.

Si le levier SAF n'est pas remis en cause en tant que tel, pour T&E, la seule solution pour limiter les émissions de CO2 sont: la baisse du trafic et la hausse des taxes.

L'association exhorte l'Europe à "mettre fin à l’extension des infrastructures aéroportuaires en Europe, maintenir les voyages d'affaires à 50% du niveau de 2019, résoudre le problème des grands voyageurs et revoir la sous-taxation du secteur".

Augmenter les taxes sera contre-productif, estime le secteur

Sur ce dernier point, T&E semble avoir été entendu puisque le projet d'augmentation de la taxe sur les billets d'avion est maintenu dans le projet de Budget 2025. Au grand dam des compagnies qui contestent l'accusation d'être sous-taxée et qui soulignent qu'augmenter les taxes sera contre-productif en matière d'investissements verts.

Et de citer la TAC sur les billets d’avion finançant le budget de fonctionnement de l’administration de l’aviation civile, la T2S finançant la sécurité et la sûreté du transport aérien en France, la TITLD sur les Infrastructures de Transport de Longue Distance acquittée par les principaux aéroports français et facturée aux compagnies aériennes, la TNSA sur les nuisances sonores aériennes...

Selon la Fnam, sur un billet Paris-Nice à 130 euros, les taxes (TVA comprise) représentent plus de 40 euros.

"Une hausse pérenne de la taxe de solidarité sur les billets d’avion en France, au-delà de pénaliser une économie française en grande difficulté, fragilisera structurellement encore un peu plus un transport aérien français dont les besoins financiers pour accompagner sa transition écologique sont pourtant massifs", souligne ainsi la Fnam.

Olivier Chicheportiche Journaliste BFM Business