Pourquoi le géant du textile Shein se lance dans la seconde main et veut s'installer en Turquie

La nouvelle peut paraître surprenante. Shein annonce ce matin dans Les Echos son intention d'ouvrir une plateforme dédiée à la revente de ses propres vêtements. Pourtant réputé pour sa stratégie agressive et ses 7200 nouvelles références par jour (c'est 1500 par semaine pour H&M ou Zara), la marque chinoise veut ainsi "répondre à une demande forte des consommations français", explique Donald Tang, son président exécutif.
"Shein Exchange", le nouvel service, permettra en quelques clics -en se basant sur l'historique d'achats du client sur Shein- de revendre des articles déjà portés.
La transaction est très simple, car votre historique d'achat étant enregistré, il suffit d'un clic pour revendre un produit" décrit Donald Tang.
La France est le premier marché d'expérimentation, après le lancement de cette plateforme aux États-Unis fin 2022. Shein revendique l'utilité de cette démarche pour "favoriser l'économie circulaire". Une fausse promesse pour les associations écologistes: ainsi Pauline Debrabandere, coordinatrice de campagne chez Zero Waste France, relève-t-elle dans le Huffington Post que la seconde main "peut légitimer parfois le fait que des gens achètent plein de choses et les remettent en vente immédiatement après."
Autre mesure annoncée par Donald Tang, la relocation plus importante de sa production en Turquie. "Nous voulons devenir de plus en plus locaux. Nous allons augmenter la part de cette production pour servir le marché européen et réduire l'usage du fret aérien", souligne le dirigeant. Shein semble donc vouloir montrer patte verte, sans donner néanmoins aucun objectif chiffré.
Contourner le débat français
Pour l'entreprise chinoise, l'intérêt de Shein Exchange et de la Turquie, est en effet multiple. À commencer par l'intérêt politique de telles annonces: la France n'est pas seulement choisie parce que ses consommateurs y seraient plus vertueux. Difficile de croire en effet que le lancement de Shein Exchange soit sans lien avec la proposition de loi visant à réduire l'impact environnemental de l'industrie textile, adoptée à l'Assemblée en mars.
Elle prévoit notamment une définition légale de la fast fashion, indexé sur un seuil de nouvelles références, et propose une interdiction de la publicité pour ce secteur dès 2025. Les entreprises concernées devraient rendre des comptes sur leurs sites, en mentionnant l'impact environnemental et en encourageant "le réemploi, la réparation ou le recyclage". Elles devront surtout subir un malus écologique, avec deux nouveaux critères: l'impact environnemental et l'empreinte carbone. Le malus atteindra 5 euros par produit en 2025, 6 en 2026, et jusqu'à 10 euros en 2030.
Portée par Horizons, la loi va entrer en discussions au Sénat et n'est pas encore en vigueur. Shein peut donc tirer son épingle du jeu avec une plateforme sans aucune nouvelle référence, qui pourrait s'extirper de la législation, ou agira au moins comme un signal positif adressé aux parlementaires.
Lâcher Vinted et suivre le secteur
Le lancement de Shein Exchange suit aussi une véritable tendance dans le secteur: Zara a lancé sa plateforme "Pre Owned" en 2023. La marque espagnole, montée en gamme depuis l'arrivée de Shein, est aussi le premier bénéficiaire du "bonus réparation textile" lancé par la France. Nike propose également depuis plusieurs années d'acheter des articles de seconde main dans ses magasins américains, quand H&M a tenté à sa manière d'adopter une démarche plus responsable en lançant une plateforme de location, "H&M Rental". Primark, Uniqlo, The North Face ont toutes des solutions de seconde main.
Les marques de la fast fashion sont contraintes par leur bilan carbone: le secteur du textile est responsable de 10% des émissions carbone mondiales, en nécessitant notamment de multiples transports aériens. Elles sont aussi sous pression de Vinted et des plateformes de revente, qui allient seconde main, petit prix et consommation en ligne, plusieurs tendances fortes. Celles-ci permettent la revente de leurs produits et captent des revenus à leur place ; elles peuvent aussi décider de les exclure, comme l'a décidé Vestiaire Collective avec H&M, Zara ou encore Uniqlo, en novembre dernier.
Lancer sa propre plateforme permettra à Shein de retenir ses clients plus longtemps, et de s'éviter cette concurrence. Concernant l'impact écologique, il reste à démontrer: en août 2023, trois ONG révélaient que sur 21 vêtements ramenés sur des plateformes de seconde main, 5 à peine étaient réellement revendus en Europe. Le reste terminait, notamment, dans des décharges, comme la mise en place de traqueurs permettait de le démontrer.
Donner des gages aux régulateurs européens
Shein, en se relocalisant en Turquie dans une plus large mesure, cherche aussi à apaiser ses relations avec les régulateurs européens: la firme a été ajoutée fin avril à la liste des entreprises concernées par la nouvelle législation sur les services numériques (DSA, pour Digital Services Act). Et pour cause, il revendique 108 millions d'utilisateurs mensuels dans l'UE, soit beaucoup plus que le seuil fixé par le DSA à 45 millions. Le chinois a donc 4 mois pour s'adapter à cette nouvelle désignation. Il fournira annuellement des rapports concernant ses actions pour contrôler et limiter la diffusion de contenus illicites.
Relocaliser en Turquie peut lui permettre de limiter l'opacité de la marque, largement décriée par les pouvoirs publics et les associations. Shein ne peut pas se permettre de perdre la main sur le marché européen, alors que ses relations compliquées avec les Etats-Unis lui coûtent cher. La marque vient ainsi de renoncer à une introduction en bourse à New York, du fait de l'accueil tiède des régulateurs américains. C'est Londres qui devrait récupérer la marque d'ici à quelques semaines, selon le Financial Times, qui évoque une valorisation de près de 60 milliards d'euros.
Relocaliser, une mesure stratégique et commerciale
Localiser sa production plus près de l'Europe permettra ainsi à Shein de se départir de possibles sanctions américaines ou européennes: Ankara permettra de desservir le marché européen avec des biens produits non pas en Chine, mais dans un pays neutre, ce qui évitera de devoir régler d'éventuels droits de douane supplémentaires. Shein poursuit la même stratégie au Brésil, devenu l'épicentre de son activité productive à destination des Etats-Unis.
Reuters révélait ainsi fin 2023 que la marque modifiait sa chaîne de valeur parce que 100% de ses sous-traitants étaient encore chinois, un motif d'exposition géopolitique trop fort.
Une autre variable rentre en compte dans la décision de se rapprocher: cela permet au vendeur chinois de livrer plus rapidement. Les délais de livraison de Shein sont ainsi plus longs que d'autres plateformes de fast-fashion disposant d'entrepôts - et a fortiori de boutiques - sur le continent européen.
Les responsables de la marque soulignent enfin que se rapprocher, c'est moins polluer, du fait des transports et d'un meilleur ciblage des besoins des consommateurs. Sur BFMTV en mars, la directrice de la communication de Shein Europe, Marion Bouchut, pointait les déchets moins importants générés par Shein du fait de la forte adaptabilité de ses usines :
On produit entre 100 et 200 exemplaires d'un article. On ajuste en fonction des réactions des consommateurs, pour accélérer ou suspendre la production. Cela permet d'avoir des taux d'invendus entre 2 et 7%, alors que les acteurs traditionnels sont à 25% pour les bons élèves, et 40% pour les mauvais élèves."
Un argument balayé par les ONG, qui pointent surtout la surproduction permise par les petits prix; selon l'organisation professionnelle En mode climat, qui regroupe des acteurs du textile, il faudrait limiter notre consommation annuelle individuelle à 5 articles neufs par an pour respecter l'Accord de Paris.