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“La crise sanitaire va favoriser l’innovation et donner de l’importance à des idées anciennes”

Elmar Mock, 66 ans, a co-inventé la Swatch et posé son nom sur 200 familles de brevets.

Elmar Mock, 66 ans, a co-inventé la Swatch et posé son nom sur 200 familles de brevets. - Creaholic

Interview - Co-concepteur de la Swatch et fondateur de Creaholic, une entreprise qui convertit la science en business pour 200 clients parmi lesquels Ikea, Nestlé ou Bosh, le visionnaire Elmar Mock décrypte l’effet de la crise sanitaire sur la créativité industrielle.

À 66 ans, le suisse Elmar Mock est une légende de l'innovation. Co-inventeur de la Swatch et entrepreneur visionnaire, il a posé son nom sur 200 familles de brevets, dans des domaines aussi variés que l'automobile, la pharmacie ou l'alimentaire. Le résultat de 30 années passés à inventer au sein de la "Fabrique à Innovation" qu'il a fondé, Creaholic. Une entreprise qui convertit la science en business pour 200 clients, parmi lesquels Ikea, Bosch, BMW, Nestlé, L'Oréal, etc. Entretien avec un philosophe de la créativité, qui continue de travailler même s’il a laissé la direction de sa société à ses salariés.

BFM ECO: La période que nous vivons est-elle favorable à l’innovation?

Elmar Mock : Toutes les périodes y sont favorables, mais celle que l’on vit encore davantage car l’instinct de survie pousse à chercher des solutions. Les guerres, notamment, ont toujours été favorables à l’innovation. Et puis ce sont des moments où le besoin d’invention se fait davantage ressentir de la part de leurs utilisateurs potentiels.

On le ressent chez Creaholic à propos d'un produit qu'on a inventé il y a vingt ans. A l'époque, on essayait de définir le plus gros problème auquel serait confrontée la société à l’avenir, et on était tombé d’accord sur la pandémie. On s’est alors demandé ce que nous ingénieurs, aux côtés des soignants, des politiques, on pourrait faire pour éviter que cela arrive. On s’est dit qu’un facteur de pandémie, c’est que nos populations ont une telle confiance dans le système médical, qu’elles en oublient que la base de la santé c’est l’hygiène. Pour développer le lavage des mains, on a inventé Smixin, une fontaine à eau qui permet de les nettoyer avec très peu d’eau et de savon, et qui n’a pas besoin d’être connectée à une arrivée d’eau.

Mais il y 20 ans, on n’a jamais pu convaincre qui que ce soit d’acheter cette fontaine. Alors on s’est rabattu sur l’argument économique: en diminuant le besoin d’eau et de savon, on se lave les mains moins cher. Et on en a vendu quelques-unes comme ça. Mais là, la pandémie est arrivée et on constate une augmentation de l’intérêt pour Smixin. Voilà comment la crise sanitaire influe sur l’innovation. Elle n’accélère pas la créativité naturelle de l’être humain. En revanche, elle donne de l’importance à des idées anciennes et elle va amener de nouvelles opportunités. 

BFM ECO: La santé va-t-elle accaparer toute l’attention des ingénieurs ces prochains mois?

E.M.: Le thème de l'hygiène, de l’amélioration de la lutte contre les bactéries et les virus va effectivement être très porteur. Mais il ne faut jamais chercher des champignons sur l’autoroute. C’est-à-dire que si on cherche tous dans la même direction, on ne trouve pas grand-chose. La réflexion des ingénieurs en ce moment doit aussi porter sur le voyage, la notion de proximité sociale, la manière de réinventer le travail, la production de nourriture, la confection de matériaux. Il va falloir réinventer nos conditions de vie après cette épidémie.

La forte mobilité et la forte concentration des populations vont devenir un nouvel enjeu d’innovation, au même titre que la diminution des ressources. Une des nouveauté qui va générer beaucoup d’innovations, ou faire utiliser plus massivement des outils existants, c’est le bouleversement de la mondialisation. Jusqu’à présent, on pensait qu'elle concernerait surtout les cols bleus, puisqu’on allait chercher des ouvriers dans des pays au coût du travail moindre. Mais cette crise pourrait déboucher sur une relocalisation du travail physique. Tandis que les cols blancs, qui ont montré en qu’ils pouvait télétravailler avec des collègues à dix kilomètres les uns les autres, peuvent aussi le faire avec des gens à 10.000 kilomètres. Désormais c'est eux qui vont être davantage concernés par la mondialisation. 

BFM Eco: Les grands groupes continuent-ils de solliciter Créaholic pour penser leur futur, ou sont-ils dans l’attentisme?

E.M.: Créaholic va bien, l’équipe de 60 personnes tourne en télétravail. On constate, comme toujours en cas de crise, une baisse de 30 à 40% des commandes directes chez certains clients, mais chez d’autres, ça augmente. Parfois au sein d’une même entreprise cliente, on se retrouve face à deux attitudes différentes du middle management. Il y a ces cadres qui ont fait les mêmes écoles, qui réagissent en regardant la bourse et les marchés, et qui pensent que le meilleur moyen de survivre en ce moment, c’est de mettre des graines de coté. Dans ces mêmes sociétés, d’autres managers se disent au contraire que c’est le moment de penser à la recherche, de créer l’avenir, d’investir dans des produits d’avenir. Et selon moi, les secteurs qui résisteront le mieux à la crise sont ceux qui en profitent pour investir à long terme.

La nécessité de continuer à investir en R&D s’illustre bien par la métaphore du prisonnier dans sa geôle sans aération, qui n’a pour respirer que l’oxygène présent dans la pièce. Si le prisonnier s’assoit et lit un livre, il va consommer moins d’air, mais il est sûr qu’à un moment, il va mourir. Si le prisonnier cherche un moyen de s’échapper, il va brûler beaucoup plus d’oxygène, mais il ne mourra que s’il ne trouve pas de moyen de sortir. Donc ce qui se joue en ce moment, ce n’est pas seulement un problème politique ou de de stratégie d’entreprise. C’est comment moi, en tant qu’homme, je fais pour trouver l’oxygène. 

Nina Godart