“Pas un métier de femmes” (2/3): modèles invisibilisés, biais, sexisme ordinaire, pourquoi les jeunes filles se détournent de la tech

La part de femmes dans le milieu de la tech baisse chaque année. Un phénomène bien connu dont les racines remontent souvent à l'adolescence, au moment de faire des choix d'orientation cruciaux.
Cette désaffection pour les métiers dans l'informatique s'opère dans un environnement très stéréotypé et c'est en particulier à l'école qu'elle s'installe. Là est toute la difficulté pour un univers scolaire qui, certes, essaie d’évoluer sur ces questions, mais fait face à des préjugés très ancrés, et multiples.
Des femmes modèles invisibilisées
Parmi ces pensées préconçues, une se démarque, parce que subtilement répandue dans le quotidien des élèves. Connaissez-vous la Britannique Ada Lovelace? Il s’agit de la première personne au monde à avoir conçu un programme informatique.
Ou connaissez-vous Margaret Hamilton? Cette Américaine est considérée comme la première personne à avoir exercé le métier d’ingénieur système. Les exemples de ce type sont nombreux. Les métiers de la tech sont largement représentés par les hommes aujourd’hui. Mais à leurs balbutiements, ils étaient souvent occupés par les femmes.
Or, si les adolescentes n’arrivent pas à se reconnaître dans le milieu de la tech, c’est parce qu’elles manquent de modèle. Elles sont en réalité victimes de ce qui est appelé l’effet Matilda, soit l'invisibilisation des figures scientifiques féminines.
On connaît tous Elon Musk, Sam Altman, Bill Gates ou Tim Cook. Mais qui saurait citer une patronne dans la tech? Cet effet va jusqu’à être véhiculé par un outil largement adopté par les adolescents aujourd’hui, les réseaux sociaux. Les influenceuses tech sont largement sous-représentées comparées à leurs homologues masculins.
“Pythagore, Thalès, même les formules de math il n’y a que des hommes, ça envoie un signal aux femmes. Et plus on poursuit dans les sciences, plus on applique des théorèmes d’hommes. Alors qu’en Lettres, plus de femmes sont mises à l’honneur”, constate Lolita Aboa, étudiante en école d'ingénieure.
Au-delà des personnes célèbres, cet effet s’applique aux enseignants en science qui sont majoritairement des hommes. Les enseignants incarnent le reflet de leur secteur chez les élèves. Prenons par exemple les mathématiques, les professeures de maths sont en parité au collège (50% de femmes), mais au lycée ce pourcentage dégringole à 36%.
D'autres effets trompeurs
L’effet Matilda n’est pas le seul “effet” qui influe sur les étudiantes, d’autres reviennent régulièrement lorsqu'on parle d'éducation. On cite l’effet Pygmalion et l’effet Golem, deux phénomènes psychologiques, cette fois-ci, inhérents au milieu scolaire. "Les enseignants ont une vraie influence sur l'orientation des élèves, parfois sans en avoir conscience", analyse Olivier Sidokpohou, inspecteur général de l’éducation et auteur du rapport "Filles et mathématiques".
Le premier, Pygmalion, explique que des professeurs ont tendance à placer sur un piédestal les jeunes garçons lorsqu’ils ont de bons résultats dans des matières scientifiques. Valoriser ces élèves va les pousser à se surpasser lors des prochaines évaluations, ce qui entraîne de nouveaux compliments de la part des professeurs. On est ici dans un cercle vertueux.
À l’inverse, avec l’effet Golem, des professeurs ont tendance à remettre en question les compétences des filles dans les matières scientifiques. Un doute qui se traduit par un désengagement vis-à-vis de ces matières, donc peut entraîner de moins bons résultats.
Des biais véhiculés par l'éducation
Ces deux phénomènes ont notamment été observés par Isabelle Huet, directrice générale d'“Elles bougent”, une association qui intervient dans les établissements scolaires pour initier les jeunes filles au métier d’ingénieure et de technicienne.
“Les enseignants peuvent véhiculer ces biais dès l’école primaire, principalement parce qu'ils sont issus du milieu littéraire ou des sciences sociales et manquent de formation en science. Ils encourageant les garçons plus que les filles en math”, affirme Isabelle Huet.
Une étude menée en 2021 par Marion Monnet montre que les remarques dans les matières scientifiques dans les bulletins des garçons différaient de celles des filles. Les remarques sur les compétences des garçons étaient généralement plus élogieuses que celles des filles, tandis que le comportement en classe des filles est plus valorisé que celui des garçons.
Cette dévalorisation entraîne une tendance à se croire moins bonne et conduit à davantage de stress lors d'un examen en science. On parle ici d'un phénomène connu sous le nom de "menace du stéréotype", un phénomène qui explique qu'un sujet peut sous-performer dans une tâche s'il se croit victime de préjugés. Cela influe directement sur les résultats des étudiantes, qui, s'ils sont mauvais, auto-alimenteront cette croyance.
Isabelle Huet indique que "64% des jeunes filles ont entendu que les filles sont plus faites pour des études littéraires". Ce stéréotype se retrouve aussi bien dans la bouche des enseignants, que dans celle des parents d'élèves.
Un cercle vicieux
Il existe aussi un cercle vicieux, dont l'Éducation nationale peine à se démêler. Les filles ne s'orientent pas dans les enseignements de spécialisation en partie parce qu'il n'y a pas de filles. Olivier Sidokpohou parle d'un "effet rassurant", les élèves au collège et au lycée ont tendance à suivre leurs paires dans leurs choix d'orientation.
Au moment de faire leurs choix de spécialité, les étudiantes auront tendance à reproduire les choix de leurs camarades des classes supérieures. Si on se concentre sur les sciences, "les filles scientifiques se destinent principalement aux études de médecine ou de biologie", explique l'inspecteur, ce qui entraîne une part élevée d'étudiantes dans les enseignements de SVT.
À l'inverse, il y a toujours eu une majorité de garçons dans les enseignements optionnels d'informatique: Sciences de l'ingénieur (SI) et Numérique et sciences de l'informatique (NSI). De la même manière, les filles éviteront ces spécialités où elles savent qu'elles ne retrouveront que peu d'autres filles.
Et le manque de cours obligatoire en informatique entraîne un intérêt moindre, maintient une mystification du secteur et participe à cultiver les clichés. Des cours d'informatique font progressivement leur chemin dans les programmes de mathématiques, mais la matière reste principalement optionnelle via ces enseignements de spécialité.
Le persona de l'informaticien
Au-delà du milieu scolaire, les métiers de la tech semblent, par essence, être des métiers d'hommes. Technologie, transformation, innovation, performance, concurrence, course. Les stéréotypes ont longtemps associé ces termes aux traits de caractère masculin.
Les professions inhérentes à la tech laissent transparaître "un travail solitaire, perçu comme propre à un homme", note olivier Sidokpohou. Au contraire, les filles seraient plutôt destinées à des métiers en lien avec le social, les relations humaines.
En ce sens, les représentions culturelles du hacker, du geek ou plus généralement de l'informaticien dans les films et séries sont majoritairement incarnées par des hommes.
Il existe également tout un tas d'univers qui gravitent autour de la technologie et qui participent à renforcer cette image biaisé du milieu. C'est le cas notamment du monde du jeu vidéo et plus largement de la culture geek, encore perçus comme étant très masculins. Par effet d'association, les clichés du geek renforcent les clichés des métiers de la tech.
Un sexisme inhérent
Enfin, un facteur démotivant pour une partie des femmes est que, comme beaucoup de secteurs très genrés, la tech est régulièrement en proie au sexisme. Une femme ingénieure dans le domaine de la tech interrogée par Tech&Co témoigne de plusieurs expériences professionnelles vécues avec des équipes différentes.
Elle explique que dans les équipes où elle était la seule femme, entourée d'hommes, elle était automatiquement mise à l'écart, y compris dans les discussions ou dans les activités en dehors du travail. La dynamique était bien "plus bienveillante", dans une équipe mixte ou composée uniquement de femmes.
"Des matchs de foot entre employés étaient par exemple organisés. Mes collègues ne m'ont jamais proposé, alors qu'ils proposaient aux stagiaires", déplore-t-elle.
Rencontrées lors d'une session d'initiation à la programmation réservée aux femmes, trois étudiantes ont rapporté à Tech&Co que ce qui les éloignait à la base de la tech, "c'est l'environnement plus que le métier". Elles ont rejoint ce programme en partie par "peur de subir des remarques." "Si je dis que je sais coder à des garçons, ils me disent souvent: 'arrête de mentir!'", témoigne une d'elles.
Ce phénomène peut aller jusqu'aux violences sexistes et sexuelles (VSS). Dans un rapport d'enquête mené par "Elles bougent", Isabelle Huet explique que, pour 13% des femmes actives et pour 20% des étudiantes dans le secteur de la tech, l'existence des VSS est un obstacle majeur. 40% des étudiantes ingénieures ou techniciennes appréhendent le sexisme et les discriminations comme étant la principale difficulté à laquelle elles seront confrontées lors de leur carrière.