Jeux violents, pornographie… Comment Elon Musk a bouleversé (malgré lui) le quotidien d'une tribu d'Amazonie

De nombreux membres de l'ethnie Marubo se sont inscrits sur des comptes Facebook et Instagram depuis l'arrivée de Starlink dans leur village. - Victor Moriyama/New York Times
Le long de la rivière Ituí, en plein cœur de la forêt amazonienne, se trouve un village reculé de l'ethnie indigène Marubo. Une scène pour le moins incongrue s'y déroule, sous les yeux de Jack Nicas et son photographe Victor Moriyama, tous deux reporters pour le New York Times. Alors que des anciens de la tribu racontent leurs histoires, les adolescents, eux, ont les yeux rivés sur leurs smartphones.
Certains font défiler leur fil de recommandation sur Instagram. Un homme envoie un message à sa petite amie. Et d'autres se massent autour d'un téléphone diffusant un match de football. L'arrivée d'internet dans cette province reculée du Brésil a été rendue possible grâce à Starlink, l'entreprise d'Elon Musk. Cette constellation de satellites en orbite basse, fruit du travail de la société SpaceX, qui permet de créer un réseau dense et rapide capable de fournir une connectivité internet, même dans les régions les moins bien desservies.
Une arrivée qui a d'abord été accueillie avec joie - puisqu'elle permet aux populations indigènes de passer des appels vidéo par exemple. "Quand c'est arrivé, tout le monde était heureux", lance Tsainama Marubo, l'une des femmes à la tête de la tribu, aux deux reporters du New York Times. "Mais maintenant, les choses ont empiré. Les jeunes sont devenus paresseux à cause d'internet. Ils apprennent les façons des Blancs", souffle-t-elle en regrettant que les jeunes de sa tribu se désintéressent des traditions ancestrales, comme la fabrication de peintures corporelles et de bijoux en coquillages. Elle relativise néanmoins: "Mais s'il vous plaît, ne nous enlevez pas notre internet".
Addiction, exposition, jeux violents et pornographie
Un dilemme se pose pour l'ethnie des Marubos. Internet est devenu essentiel... mais à quel prix? Après seulement 9 mois avec Starlink, cette tribu doit déjà faire face aux mêmes défis que les foyers américains depuis des années. Adolescents accros au portable, réseaux sociaux addictifs, risques d'exposition en ligne, jeux vidéo violents, désinformation et même ados exposés à la pornographie.
Lors du déploiement de Starlink à partir de 2020, l'un des leaders de la tribu, Enoque Marubo, avait immédiatement saisi le potentiel de Starlink. Lui qui avait passé des années en ville - ou internet était une énergie courante - pensait qu'il pourrait donner une "nouvelle autonomie" à son peuple en leur permettant de "mieux communiquer", "s'informer" et "raconter leurs propres histoires".
C'est pourquoi, en 2023, il avait réalisé avec une activiste brésilienne une vidéo de 50 secondes, dans l'espoir de trouver de généreux donateurs pour financer Starlink.
Quelques jours seulement après la diffusion de la vidéo en question, Allyson Reneau, une consultante spatiale américaine, répond à la demande et assure vouloir aider ces indigènes "par pur altruisme". Allyson Reneau achète une vingtaine d'antennes Starlink et les livre aux Marubos. Elles seront installées au sommet de poteaux et raccordées à des panneaux solaires dans les villages.
Aussitôt, internet est disponible. Et aussitôt il est devenu un problème, au point de "changer la routine de manière dévastatrice", avoue Enoque Marubo. Lui comme d'autres leaders ont dû imposer des créneaux d'utilisation limités: deux heures le matin, cinq heures le soir et la journée complète le dimanche.
"Nous ne pouvons plus vivre sans internet"
Pendant ces phases de connexion, de nombreux Marubos restent rivés à leur smartphone, à naviguer sur Whatsapp. Un outil de communication précieux pour coordonner les villages, alerter les autorités en cas de problèmes sanitaires ou environnementaux, et rester en contact avec les proches, certes, mais aussi pour accéder à des contenus plus controversés comme ceux liés à la pornographie.
"Certains jeunes partagent des vidéos pornographiques explicites dans les groupes de discussion, c'est choquant pour notre culture. Nous craignons que les jeunes veuillent essayer", détaille Alfredo Marubo, l'un des chefs de la tribu.
Lors d'une réunion rassemblant plus de 200 Marubos en avril dernier à ce sujet, des voix discordantes se sont élevées. "Je ne veux pas que les gens postent dans les groupes, déforment mes propos", a lancé un leader, exigeant qu'internet soit coupé pendant les débats. "Tout le monde est tellement connecté que parfois ils ne parlent même plus entre eux", se désole un autre.
Malgré les inquiétudes, le père d'Enoque Marubo dit qu'un chaman avait prédit l'arrivée d'un outil de connexion mondiale, pour le meilleur et pour le pire. Enoque pense qu'internet apportera plus de bénéfices que de nuisances, "du moins pour l'instant". Quoi qu'il arrive, affirme-t-il, "Nous ne pouvons plus vivre sans internet."