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Jeux vidéo en ligne: comment le sexisme infuse le quotidien des joueuses

Le personnage Mercy, du jeu Overwatch

Le personnage Mercy, du jeu Overwatch - YouTube (Blizzard Entertainment)

Auprès de BFM Tech, des joueuses racontent leur confrontation quotidienne avec les comportements sexistes de certains joueurs. Pour se distraire librement, une partie d’entre elles a décidé d’intégrer une communauté entièrement féminine.

Elles veulent jouer, tout simplement. Pourtant, au quotidien, les amatrices de jeux vidéo en ligne peinent à vivre leur passion sans déchaîner celles des joueurs masculins, dès lors qu’elles intègrent une partie de League of Legends, Overwatch, Dofus, ou encore World of Warcraft. A l’échelle mondiale, les joueuses ne sont pas rares. Elles constituent en fait la moitié du marché du jeu vidéo. Des chiffres qui intègrent l’ensemble des titres (mobile, PC, consoles), qu’ils se jouent en ligne ou en solo, et qui ne reflètent pas la place des femmes dans l’industrie, où les studios de développement restent très largement masculins.

En 2016, une étude montrait l’ampleur de la pression subie par les joueuses dans des titres à l’image virile, les jeux de tir à la première personne: 75% des femmes témoignaient alors d’un harcèlement pendant leurs parties. BFM Tech a recueilli les témoignages de plusieurs amatrices de jeux vidéo en ligne, confrontées quotidiennement aux insultes, remarques, ou comportements sexistes.

“Retourne faire la cuisine”

“A partir du moment où l’on est identifiable en tant que femme, on a deux chances sur trois de faire face à des remarques” confie Aëlys-Graziella, 19 ans, qui joue depuis l’Isère. “Ca peut-être des remarques lourdes de joueurs essayant d’avoir notre numéro de téléphone, ou un accès à nos réseaux sociaux. Certains demandent des photos de nous, parfois dénudées” ajoute-t-elle.

Face aux refus des joueuses, les joueurs peuvent se faire insistants, voire violents. “J’ai aussi droit à des remarques comme ‘retourne faire la cuisine’, ‘salope’, ‘sale pute’, si l’on gagne et que l’on est plus forte que l’un de nos coéquipiers ou adversaires. On est alors accusée d’avoir triché” explique Aëlys-Graziella.

Sur Twitter, la joueuse Eclipa a diffusé le 18 mai un extrait de l'une de ses parties d'Overwatch, au cours de laquelle elle a fait face à une salve d'insultes et de propos sexistes.

“Les plus acharnés d’entre eux sont capables de nous faire vivre un enfer pendant toute la partie”, selon Jouha, 21 ans, vivant dans l’Ain. Mais les remarques les plus régulières concernent l’incapacité supposée des femmes à être aussi performantes que les joueurs.

“Joue Mercy”

“Sur LoL (League of Legends) et les groupes dédiés, si vous êtes une femme, c’est très compliqué d’avoir un bon niveau sans se faire insulter ou rabaisser”, ajoute Jouha. Les accusations de triche, où les évocations d’aides masculines, sont légion. "Tu te fais boost [aider, ndlr] par ton copain" revient souvent, explique-t-elle.

Principal symptôme de ce manque de reconnaissance, la volonté de certains joueurs de cantonner les joueuses à des personnages féminins. “Nous sommes souvent associées au rôle de healer [un type de personnage spécialisé dans les soins apportés aux autres joueurs au cours d’une partie, ndlr]. C’est le cas de Mercy, dans Overwatch” explique Inès, alias Hox, vivant à Marseille.

Le personnage de Mercy, dans le jeu Overwatch
Le personnage de Mercy, dans le jeu Overwatch © -

Le titre, édité par Blizzard Entertainment, intègre en effet le personnage de Mercy, capable de soigner les autres avatars au cours d’une partie. Un personnage qui canalise de nombreuses remarques: “On me rappelle souvent que ‘les femmes, ça joue que heal’. Ou on me dit ‘Joue Mercy’”, regrette Marie, 22 ans, alias Kyannah.

Le silence comme bouclier

Face à ces propos, la lassitude des joueuses peut les conduire à garder le silence. Au sens figuré, dans la mesure où elles ne comptent plus sur les éditeurs de jeux ou les diffuseurs comme Twitch pour bloquer les comptes des joueurs incriminés. Mais aussi au sens propre: dans de nombreux jeux en ligne, la coordination des différentes équipes se fait oralement, en jouant “en vocal”. Pour les joueuses, dont certaines adoptent un pseudonyme masculin pour s’assurer la tranquillité, donner de la voix revient à révéler leur genre.

“Il m’est déjà arrivé d’entendre les hurlements d’une dizaine de mecs quand je commençais à parler” explique Diane, 23 ans, alias Haika. Certaines adoptent des réflexes surprenants, afin de jouer paisiblement. “On va éviter de parler dans les jeux à communication vocale, ou alors essayer de se faire passer pour des jeunes adolescents n'ayant pas encore mué. On va également adopter des intonations qui font plus ‘masculines’ pour faire croire que l'on est un homme”, explique Aëlys-Graziella, qui affirme parfois renoncer à jouer de peur d’être “démasquée”.

Communauté féminine

Fan du titre Dofus - un jeu de rôle médiéval-fantastique en ligne, Diane (Haika) a appartenu à une “guilde”, un groupe de joueurs, pendant plusieurs mois. Cible de remarques désobligeantes de la part d’un joueur, elle décide d’évoquer le sujet au “meneur” de la guilde. “On m’a blâmée comme si c’était de ma faute. En regardant mes photos sur les réseaux sociaux, certains joueurs ont évoqué mon maquillage et affirmé que je voulais attirer l’attention”. L’un d’entre eux la traitera de “bimbopouf”.

Pour se sentir plus libre, elle décide de créer avec une amie le groupe Girls Gaming, au printemps 2019. Rapidement, des centaines de joueuses se regroupent au sein de la plateforme de chat Discord, puis sur des parties en ligne. Elles sont aujourd’hui environ 1.500 à évoquer leur goût du jeu vidéo sur Discord, mais également les problèmes de sexisme auxquels elles font face.

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“Rapidement, de nombreux hommes ont tenté d’infiltrer Girls Gaming, parfois en utilisant le compte d’une amie ou de leur petite sœur. D’autres nous ont menacées de viol ou de mort, en nous accusant de communautarisme. Mais beaucoup de streamers [des joueurs diffusant leurs parties en direct sur des plateformes comme Twitch, ndlr] ont parfaitement compris la démarche et nous ont soutenues” se rappelle Diane, qui estime se sentir plus libre dans des parties entièrement féminines.
"Dans les parties mixtes, je me genre au masculin s’il n’y a pas de conversation vocale. Dans le cas contraire, je fais attention à ne pas être trop expressive, à ne pas donner trop d’informations. Entre filles, nous sommes libres de dire ce que l’on veut, et de rire”. 
“On subit déjà du sexisme dans notre quotidien. Donc le soir, après une journée de cours ou de travail, on a juste envie de jouer et de pouvoir être nous-mêmes, comme les mecs peuvent le faire”, complète-t-elle.

Silence de l'industrie

En 2020, le sexisme quotidien dans le jeu vidéo en ligne se joue à deux niveaux. D’abord sur les plateformes de diffusion comme Twitch, appartenant à Amazon, où les commentaires sexistes ne sont que rarement modérés. Contactée par BFM Tech, l’entreprise n’a pas été en mesure de fournir de chiffres liés à l’efficacité de sa modération, ou au nombre de plaintes et signalements pour harcèlement en ligne.

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Mais l’immense majorité des comportements sexistes prennent vie sur les serveurs des différents jeux en ligne, édités par des géants de l’industrie comme Epic Games, Blizzard Entertainment, Ubisoft, ou encore Riot Games. Sur Twitter, ces quatre entreprises ont publié plus de 50.000 tweets sur leur compte principal - en anglais - pour communiquer avec leurs communautés respectives. Pas un ne contient le mot “sexism”. Le résultat est le même concernant le compte Twitter de Twitch.

https://twitter.com/GrablyR Raphaël Grably Chef de service BFM tech