Niger: comment la Russie tente d'attiser le sentiment anti-français sur les réseaux sociaux

Au Niger, la bataille pour le pouvoir se joue aussi les réseaux sociaux. Alors que le chef de la diplomatie américaine, Antony Blinken, craint désormais l'arrivée des mercenaires de Wagner dans le pays - ce groupe paramilitaire russe déjà bien implanté en Afrique - la bascule pourrait aussi se jouer en ligne.
"Les militaires français tirent sur des manifestants qui réclament leur départ". Le titre de cette vidéo, publiée le 31 juillet par le compte Facebook LEGEOGRAPHE221, est sans équivoque. La page Facebook, qui rassemble 62.000 abonnés, affirme ainsi que les forces françaises ont tiré à balles réelles sur une foule qui manifestait devant l'ambassade française dans la capitale Niamey. Une allégation démentie par Paris.
Cette vidéo mensongère a été publiée alors que le Niger subit un putsch militaire. Le 26 juillet dernier, le président élu du Niger Mohamed Bazoum a été renversé et séquestré dans son palais présidentiel à la suite d'un coup d'État militaire, mené par le général Abdourahamane Tiani. Au Niger, 1500 soldats français sont mobilisés dans le cadre de la lutte contre le terrorisme.
"Dès que ce coup d'État a été validé, les réseaux sociaux russes et prorusses, et donc anti-français, se sont activés immédiatement", expliquait le 30 juillet le général Dominique Trinquand auprès de nos confrères de TF1.
Après la Centrafrique et le Mali, le Niger pourrait bien être la prochaine cible de Moscou dans cette lutte d'influence.
Des pages avec les mêmes faux contenus
Ce constat est étayé par un rapport de l'ONG Reset Tech, publié le 28 juillet, qui a identifié 57 pages Facebook "qui diffusent de la propagande du Kremlin ciblant des publics francophones en Afrique". L’ONG estime qu’entre mars et juin, plus de 11.000 publications ont de ce type ont été identifiées et ont généré plus de 9 millions d”intéractions.
"Le réseau reprend les récits du Kremlin contre l'Ukraine, l'OTAN et l'Occident. L'un des principaux discours ciblant les publics locaux est que la Russie est le véritable ami et allié de l'Afrique, prêt à aider les pays africains et à s'opposer à l'hégémonie française. Le réseau diffuse souvent des images provenant directement du gouvernement russe et des médias d'État, ainsi que de diverses chaînes Telegram russes", note l’ONG.
La vidéo de LEGEOGRAPHE221, citée plus haut, provient en fait de la chaîne YouTube EbeneTV (368.000 abonnés). Depuis deux semaines, EbeneTV se concentre sur le Niger. Dans ses vidéos, les images sont issues de médias en tout genre mais la voix est générée par un robot, le tout, entrecoupé de citations non sourcées. Les soi-disant auteurs de vidéos ne signent que par leurs prénoms "Henri" ou "Gabriel".
Les titres des vidéos d'EbeneTV cherchent avant tout à attirer le plus de vues: "La France est prête à détruire tout le Niger pour récupérer ses ressources", assure une de ces vidéos. Les auteurs y reprennent, par exemple, les arguments du chef du groupe Wagner, Evgueni Prigojine: "les djihadistes présents au Niger sont à la solde de la France pour justifier sa présence".

EbeneTV est repris par de nombreuses pages Facebook similaires: LECHOGRAPHE221, mais aussi Lumière de l’info, Magasin de l’info ou encore Torche mondial. Ces partages constituent ainsi un effet boule de neige et amplifient l'écho des vidéos.
Selon les analyses de Reset Tech, les procédés de ces pages sont similaires: les images proviennent de médias divers, des plus marginaux aux plus importants comme France24 ou Euronews. Ils sont bien souvent sortis de leur contexte, reprenant régulièrement des images d’autres événements pour en illustrer un autre. Entre les différentes pages Facebook, les textes sont souvent identiques et les photos de couverture se moquent ouvertement des dirigeants occidentaux.
Pour Alexandre Papaemmanuel, expert en renseignement et enseignant à Sciences Po, la stratégie de ces pages consiste avant tout "à construire un imaginaire collectif afin de mobiliser la population sur le terrain c'est-à-dire dans des manifestations et à exacerber le sentiment anti-français dans la région".
Des relais locaux
Ainsi, il y a ces pages construites de toutes pièces "qui sont hébergées localement, mais dont les ficelles sont tirées depuis la Russie", affirme l’enseignant. "Il y également des relais locaux qui ont une influence considérable”.
A l’image de Kemi Seba, qui compte 1,2 millions d’abonnés sur Facebook. Dans l’une de ses dernières publications, il reprend une citation d’une vidéo qu’il a partagé: "Le Niger aux Nigériens, l’Afrique aux Africains, l’uranium africain aux AFRICAINS. Brave peuple d’Afrique, rien ne pourra plus jamais nous arrêter. A bas l’impérialisme, à bas la FRANÇAFRIQUE".
Le 27 juillet dernier, il a donné une interview à la chaîne RT en français durant laquelle il a déclaré que "les Russes sont des amis de longue date".

Selon un reportage de France24, ses premières tribunes lui ont été données par l'humoriste Dieudonné. Gagnant en influence, le président de l’ONG Urgences panafricanistes, a été approché par Prigojine en 2018. Selon une enquête d’un consortium de journalistes, il aurait bénéficié de son soutien financier à hauteur de 400.000 dollars entre 2018 et 2019. Il assure de son côté ne plus avoir de liens avec Wagner.
Dans le cercle d'Evguéni Prigojine
D'auteurs figures connues des réseaux sociaux comme Nathalie Yamb, une activiste accusée d'accointances avec la Russie et très présente sur les réseaux sociaux, jouent de leur influence. Elle a vivement réagi au putsch au Niger. Le 5 août dernier, elle appelait à la mobilisation "devant toutes les ambassades de France et représentations de la Cedeao".
Et de commenter dans d'autres tweets: "La diplomatie française a fait passer le Niger en rouge (couleur utilisée pour signaler le risque que représente un territoire pour les ressortissants français, ndlr), tout comme le Mali, le Burkina et la République centrafricaine auparavant (à l’exception de Bangui). Nous nous en réjouissons, et nous n’aurons de paix que lorsque toute l’Afrique dit francophone sera passée à l’écarlate!"
En janvier 2020, elle était invitée à la table ronde montée par l’Afric, une organisation, selon l’ONG Free Russia Foundation, de la galaxie d’Evguéni Prigojine, une nouvelle fois.
"Nous voulons le démantèlement des bases militaires françaises qui, sous le couvert d’accords de défense bidon, ne servent qu’à permettre le pillage de nos ressources, l’entretien de rébellions, l’entraînement de terroristes et le maintien de dictateurs à la tête de nos Etats. Nous refusons que la France continue d’usurper la voix de l’Afrique à l’ONU", avait-t-elle déclaré lors de cette réunion comme le rapporte Le Monde.
Dans une autre vidéo, Nathalie Yamb se trouve aux côtés de Kemi Seba lors du Sommet Afrique-Russie en train d'écouter le président de la fédération de Russie Vladimir Poutine.
La responsabilité des Etats et des plateformes
Ces différents comptes cumulent les vues, mais "il est toujours délicat d’observer la concrétisation, sur le terrain, d’une opération d’influence", détaille Alexandre Papaemmanuel. "Il est certain que la réputation de Wagner est assez importante sur place pour que cela puisse avoir un impact et qu’il y ait une mobilisation, au moins sur les réseaux sociaux".
Selon lui, leur stratégie est similaire à celle observée au Mali et consiste à exacerber le sentiment anti-français, à "mettre du sel sur une plaie ouverte". De manière concrète, ces opérations pourraient "contribuer à dissuader les pays voisins et acteurs d'intervenir au Niger et à décrédibiliser une intervention potentielle de la France".
De son côté, la France est dans une position délicate: intercepter et dénoncer ces actions numériques de dénigrements, sans jamais adopter de stratégies similaires à celles de la Russie.
Car la France a connu un revers en 2020. Facebook avait supprimé 150 comptes "liés à l’armée française" d'un côté et à des intérêts russes de l'autre.
Facebook précisait avoir, dans le cas français, supprimé 84 comptes, six pages, neuf groupes ainsi que 16 comptes Instagram. Donnant, par exemple, la parole à de faux habitants de ces pays, ces comptes commentaient par exemple la politique française sur place, ou exprimaient un soutien à l'armée française.
L’Hexagone adopte ainsi une stratégie cyber dite défensive, mais est contrainte parfois de se placer dans une position plus offensive au regard de la situation dans la région. "L’enjeu est surtout de se munir de garde-fous, de suivre une doctrine et contrôler les sources de tout ce qui circule", analyse Alexandre Papaemmanuel. "C’est un défi pour toutes les démocraties".
La responsabilité incombe aux Etats, mais aussi aux plateformes. Reset Tech souligne dans son rapport que "les politiques de Meta interdisent explicitement la création et l'utilisation de faux comptes ou de comptes trompeurs, le spam et/ou le contenu clickbait qui visent à tromper les utilisateurs et l'utilisation de moyens artificiels pour amplifier le contenu (tels que l'utilisation de faux comptes, de likes, de partages ou de commentaires) (...) À l'heure actuelle, ces lacunes en matière d'application permettent à un marché de la manipulation de prospérer sur les plates-formes de Meta".
Au-delà de l'Afrique, la Russie déploie de nombreux moyens pour décrédibiliser les actions occidentales. En mai dernier, le ministère des Affaires étrangères dénonçait la stratégie russe consistant à copier des sites de médias français alimentés par de fausses informations et celui du ministère.