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"La guerre est déjà perdue": Sarah Lelouch défend l'utilisation de l'IA dans le doublage français

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La productrice de cinéma Sarah Lelouch se montre optimiste quant à l'utilisation de l'IA dans le cinéma français. Une technologie pourtant très controversée chez les comédiens de doublage.

"Ce sera automatiquement intégré dans les films." Dans le cadre du documentaire "Doublage: clone-moi si tu peux", réalisé par Tech&Co, Sarah Lelouch, fille de Claude Lelouch, est venue défendre sa vision de l'IA dans le cinéma.

Productrice, réalisatrice et co-organisatrice du World AI Film Festival, un évènement qui veut mettre à l'honneur l'IA dans le cinéma, elle se veut optimiste quant à l'émergence de cette technologie dans le septième art.

15.000 emplois menacés

Mais l'IA reste très controversée dans le milieu cinématographique, notamment chez les comédiens de doublage. Ces derniers craignent de se faire remplacer par des clones créés en synthèse vocale. La société la plus connue dans le développement de telles IA est ElevenLabs. Les services vendus par l'entreprise permettent notamment de reproduire une voix à partir de quelques secondes d'extraits.

Face à l'émergence de l'IA dans le monde du doublage, on a vu naître un mouvement de protestation mondiale porté par les comédiens de doublage. Ce mouvement possède sa propre déclinaison française, appelée "Touche pas ma VF" (pour Version Française). Dans ce collectif, sont engagés des comédiens comme Brigitte Lecordier (voix de San Goku enfant et Oui-Oui), Thierry Desroses (voix de Samuel L. Jackson) ou encore Pascale Chemin (voix du Commandant Shepard et Tek & No).

Selon le collectif, l'IA représente un grand danger pour la profession de comédien de doublage. Ses membres expliquent que près de 15.000 emplois pourraient être menacés en France avec l'utilisation de voix clonées. Une hypothèse partagée par Sarah Lelouch, mais elle y voit également une opportunité:

"Il y a beaucoup de métiers qui vont disparaître mais il va y avoir des métiers qui vont se créer aussi. D'ailleurs y a plein de métiers qui sont en train de se créer."

La productrice prend pour exemple le "voice director" (directeur de voix). Elle décrit ce métier comme une personne "qui va guider l'IA, qui va dire là il faut mettre des sentiments, là il faut mettre de l'émotion, là il faut que la voix ait peur, parce que ça l'IA n'est pas encore capable de le faire".

"On va gagner énormément de temps"

L'IA générative est aujourd'hui peu à peu déployée dans un certain nombre de domaines pour optimiser le travail des salariés. Pour ce qui est du cinéma, Sarah Lelouch voit surtout cette technologie comme un levier pour gagner du temps dans la production de films, notamment en ce qui concerne le doublage.

"Moi, il y a une métaphore que j'aime bien. C'est qu'à l'époque, quand on habitait Lyon et qu'on voulait venir à Paris, on y allait à cheval ou en charrette, on mettait huit heures (sic). Et puis maintenant, il y a le train, on met une heure et demie. C'est un gain de temps énorme", explique Sarah Lelouch à Tech&Co.

"Là aussi, on va gagner énormément de temps en fait. On va pouvoir faire plus de choses."

Mais cloner une voix permet aussi de la réutiliser, même après qu'un comédien ait quitté le métier. En janvier 2025, le trailer du film Armor a fait l'objet d'une polémique. Avec Sylvester Stallone parmi ses acteurs principaux, la voix française de son défunt doubleur historique, Alain Dorval, a été recréée à l'aide de l'IA. Sa fille, qui n'est autre qu'Aurore Bergé, a reconnu avoir été trompée par la société de production qui a répliqué la voix de son père décédé.

Le cinéma contraint d'adopter l'IA?

Sarah Lelouch explique que l'IA a déjà fait son chemin dans le cinéma. Hollywood a ces dernières années fait l'objet de plusieurs grèves en opposition à l'adoption de la technologie. Cela n'a pas empêché certaines productions d'avoir fait appel à l'IA, notamment pour retravailler la voix de ses acteurs. C'était le cas du film récompensé The Brutalist. Les accents hongrois de l'Américain Adrien Brody et de la Britannique Felicity Jones ont été affinés à l'aide d'une technologie développée par la société ukrainienne Respeecher.

"Quand on prend l'exemple d'Adrian Brody qui a eu l'oscar du meilleur acteur pour The Brutalist, ils ont utilisé l'IA pour améliorer son accent. D'ailleurs ça avait fait un petit scandale. Est-ce qu'il mérite l'oscar ou pas, vu qu'on a amélioré son accent avec de l'IA?", demande Sarah Lelouch.

En prenant cet exemple, la cinéaste argumente alors que l'utilisation de "l'IA permet de donner encore plus de parfum de vérité" à une production. Selon elle, cela justifie que l'"on est totalement dans un processus de création."

"Je suis convaincu que dans deux ans, on ne parlera plus de l'IA de la même façon qu'aujourd'hui. Ce sera automatiquement intégré dans les films", se projette-t-elle.

En 2025, Sarah Lelouch a participé à l'organisation du World AI Film Festival, un évènement à Nice qui célèbre des créations vidéos entièrement ou partiellement créées à l'aide de l'IA. Le projet se veut pérenne puisqu'une édition 2026 est déjà en préparation.

Un flou législatif

La question se pose alors quant au cadre législatif qui supervise l'utilisation de ces IA. Des comédiens, à l'image de Pascale Chemin, dénoncent une atteinte à la propriété intellectuelle lorsque des algorithmes s'approprient leur voix. La vision de Sarah Lelouch laisse entendre que le développement de l'IA est trop rapide pour légiférer son encadrement.

"L'IA va tellement vite que le temps de réguler, il va falloir trouver d'autres régulations ensuite. Quand on parle avec des gens qui viennent de l'IA, les gens d'OpenAI par exemple, ils disent: 'Oui régulez. Mais dans deux ans, on va devoir réguler autre chose.'"

Bien qu'optimiste vis-à-vis de la technologie, elle ne nie pas le flou qui existe autour du futur de l'IA. "On ne sait pas nous-même, et même ceux qui sont dans l'IA, ce que l'IA va permettre de faire", constate-t-elle.

"Lutter contre, c'est perdre de l'énergie "

Malgré toute cette incertitude, la réalisatrice reste convaincue que le passage à l'IA est inévitable. Elle observe une réticence chez une grande partie du monde de l'audiovisuel.

"C'est sûr qu'aujourd'hui l'IA divise terriblement la profession. Il y a les pour, il y a les contre, je dirais même qu'il y a ceux qui n'ont pas encore fait leur 'coming out'. C'est-à-dire qui utilisent l'IA, mais c'est encore tabou", rapporte Sarah Lelouch.

Elle remet également en question le travail du collectif "Touche pas ma VF" en déclarant: "Là, on est vachement en train de marchander quand on fait Touche pas ma VF"."Je pense que lutter contre (l'IA, ndlr), c'est perdre de l'énergie. Parce que la guerre est déjà perdue, l'IA a gagné. Donc c'est plutôt de se demander comment faire avec, et comment bien faire avec, et toujours mettre les artistes au centre de ces débats", analyse la cinéaste.

Theotim Raguet avec Pierre Berge-Cia