"Apex Legends": les comédiens français de doublage se rebellent contre l'arrivée de l'IA, imposée par Electronic Arts

La question de l'intelligence artificielle commence à sérieusement agacer le milieu du doublage. Depuis un peu plus d'un an, les comédiens spécialisés dans les "VF" (versions françaises) de jeux vidéo, séries et cinéma, se sont rassemblés autour d'un mouvement baptisé "Touche pas à ma VF". Ils alertent à la fois sur l'utilisation de l'IA pour les remplacer, mais également contre sur l'introduction de nouvelles clauses dans les contrats.
C'est le cas de Pascale Chemin et des 31 autres comédiens composant le casting d'un jeu vidéo. Dans une publication Instagram, celle qui prête sa voix à Tina Goldstein dans Les Animaux Fantastiques, au commandant Shepard dans la saga Mass Effect, et de Wraith dans Apex Legends, annonce avoir refusé avec ses collègues la signature d'un nouveau contrat, sans citer nommément le jeu en question.
Selon des informations recueillies par Tech&Co, il s'agit d'Apex Legends, édité par Electronic Arts.
Electronic Arts veut entraîner son IA sur des voix bien réelles
En cause, un avenant qui permet à Electronic Arts de pouvoir utiliser leurs voix afin d'entraîner une intelligence artificielle générative. Une situation qui n'est pas nouvelle, confirme Pascale Chemin à Tech&Co: "En France depuis quelque temps dans le jeu vidéo, on a un gros problème: nous n'avons pas de convention collective, il y a un manque d'encadrement du doublage. Il y a des clauses protégeant les comédiens contre l'IA, mais celles-ci sont très floues."
"On se bat pour que les studios respectent le RGPD," indique la comédienne, qui évoque ici le règlement européen sur les données personnelles.
Concrètement, elle souhaite interdire la possibilité qu'un studio n'utilise sa voix, qui est sa propriété personnelle, pour entraîner une IA.
"Nous ne voulons pas que nos voix et que notre savoir-faire entraîne une machine," précise Pascale Chemin. "Aujourd'hui, on est obligé d'envoyer chaque contrat à un juriste pour vérifier qu'il n'y a pas une annexe douteuse."
Aujourd'hui, les voix générées par IA ne sont pas parfaites, et pour les entraîner, les différentes entreprises du secteur cherchent justement à signer des accords permettant de les rendre "plus humaines". Une aberration pour Pascale Chemin: "On n'est pas dupe, cela doit pouvoir leur permettre de se passer de comédiens humains, et donc de faire des économies."
Pour la comédienne, l'humain doit rester au centre du jeu, car les émotions ne peuvent pas être retranscrites par une machine. Qui plus est, elle ne veut pas que des comédiens de doublage ne se retrouvent dans une situation où on leur ferait dire des choses dont ils n'ont pas conscience: "Je ne veux pas aider à ça. C'est vraiment la question fondamentale de l'interprète. Une IA ne sera jamais une interprète, qui lui, conscientise pour faire passer une émotion à l'écran."
"Je ne souhaite pas que le métier échappe à l'interprète humain. Même si c'est quelque chose d'évident pour ceux qui veulent faire du profit dans cette industrie, et qu'on se rend bien compte qu'il faut une forme de rentabilité, mais pas à tout prix," explique Pascale Chemin.
Le mutisme de Rachida Dati
Dans ce combat, les comédiens concernés peuvent néanmoins compter sur le soutien du public, qu'importe le medium. Films, séries, jeux vidéo, les amateurs de versions françaises sont très actifs sur les réseaux sociaux pour relayer les actions contre l'IA dans le doublage: "Le public qui nous accompagne ressent des émotions sur un 'produit', des gens ont grandit avec ces voix, elles leur parlent, il y a donc un lien d'affect. C'est ça que le public réclame et qu'il aime. Quand on est en convention, ils ont besoin d'échanger sur un produit précis, un personnage. Désormais, il a peur de ne plus avoir ce lien qui s'est créé."
Le métier du doublage, déjà durement touché par des cachets de plus en plus réduits, a aussi subi des changements structurels. Certains doublages ne se font plus qu'à l'étranger, en dehors de l'espace européen qui protège mieux les acteurs. Une situation ubuesque alors que le milieu est déjà très précaire. L'IA est donc vue comme une nouvelle bataille, et Pascale Chemin s'étonne de l'absence de réponse de la part des pouvoirs publics, en premier lieu Rachida Dati, la ministre de la Culture.
"Pour l'instant, nous ne sommes pas entendus, car ils font un amalgame en partant du principe que nos revendications se résument au fait que nous sommes contre l'IA, ce qui n'est pas très à la mode en ce moment, mais c'est faux," regrette Pascale Chemin.
Elle pointe du doigt l'organisation de conférences pendant le sommet de l'IA de Paris, avec notamment Rachida Dati, sans que la ministre ne s'exprime sur le milieu culturel qui pourrait pâtir de ces nouvelles technologies: "Il faut réguler, l'IA doit rester un outil, sans qu'elle ne remplace. Mais c'est un discours inaudible dans une société 'pro-IA'."
Pas une première pour Electronic Arts
Pascale Chemin ajoute également que l'Adami, qui gère les droits des artistes interprètes, cherche à inclure une clause systématique de "opt-out" lorsqu'il s'agit d'IA. Autrement dit, cela obligera les éditeurs et studios à obliger les comédiens à clairement indiquer leur consentement pour que cela serve à l'intelligence artificielle. Ce n'est pas le cas aujourd'hui: "Tout est fait à l'envers depuis quelques années, il faut donc remettre dans le bon ordre. Après quoi, il n'y aura plus d'ambiguité et tout le monde fera ses choix en son âme et conscience."
Actuellement, les 32 comédiens du casting d'Apex Legends ont donc refusé de signer cette annexe incluant l'entraînement par IA, et ont envoyé une lettre au studio Respawn, depuis transmise à Electronic Arts il y a une semaine, qui n'a pas encore répondu aux revendications: "Il y a des éditeurs qui ont pourtant bien compris ce qui est en jeu, et qui sont transparents," se désespère-t-elle.
Les enregistrements sont donc mis en pause en attendant une réponse.
On sait qu'EA est très actif dans le secteur de l'IA. Son patron, Andrew Wilson avait confirmé en faire déjà usage dans le développement de ses franchises annualisées, dont EA Sports FC. Certains stades sont ainsi générés par IA, avant d'être retouchés par les dévelopeurs. Il voit dans cette tendance un moyen de mieux monétiser des jeux, avec des contenus ultra personnalisés.
Contactés, ni le ministère de la Culture, ni Electronic Arts n'ont répondu aux sollicitations de Tech&Co.