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"Ce serait horrible": face à l'IA, les comédiens de doublage craignent d'être remplacés par la machine

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Face à l'IA, de nombreux comédiens de doublage ne s'estiment pas assez protégés, craignant un avenir où ils seraient remplacés par la machine.

On le sait, avec les progrès toujours plus importants de l'intelligence artificielle générative, on peut réaliser une vidéo avec une fausse voix plus vraie que nature. Un vrai danger pour le milieu précaire des comédiens spécialisés dans le doublage, qui avait déjà pointé du doigt cette problématique le 24 mai dernier dans une tribune diffusée sur les réseaux sociaux.

Ils avaient lancé un collectif, "Touche pas à ma VF", cherchant à défendre plus de 15.000 emplois potentiellement menacés par l'IA. Près de deux mois plus tard, ils sont encore sans réponse parlementaire, et ce, malgré les interpellations régulières en direction de la ministre de la Culture, Rachida Dati.

"On a envie de travailler"

A l'occasion de la Japan Expo 2024, qui s'est tenue du 11 au 14 juillet, Tech&Co a pu rencontrer l'une des comédiennes les plus connues du milieu du doublage, Brigitte Lecordier. On lui doit des voix légendaires, comme San Goku et San Gohan dans Dragon Ball, ou encore Oui-Oui et Wakfu. Elle a remporté en 2023 le Crunchyroll Anime Awards dans la catégorie "meilleur comédien VF".

"C'est un vrai combat qui n'est pas que pour nous. C'est pour tous les artistes, quels qu'ils soient. Il faut légiférer", confie Brigitte Lecordier à Tech&Co.

"Il faut que l'on se demande quelle société on veut pour nos enfants," lance-t-elle, "est-ce qu'on veut une société gérée par des robots, où le soir, un robot va leur lire une histoire pour aller dormir, ou la voix d'un comédien qui va raconter des belles choses et nous émouvoir."

Brigitte Lecordier fustige une société qui pourrait être amenée à "faire parler des morts", notamment en tenant des propos "qu'ils n'ont jamais souhaité dire": "Il faut se dire qu'il faut une protection pour les artistes."

Interrogée sur la faisabilité d'un accord financier pour établir un équilibre entre le secteur du doublage et l'intelligence artificielle, cette comédienne passée par le cirque et le théâtre répond par la négative: "On ne doit pas remplacer un artiste par une IA (...) imaginez une Japan Expo avec que des robots qui viennent signer des autographes, ce serait horrible. Pour l'instant, on a envie de travailler."

"Un combat" d'une génération

Pour Brigitte Lecordier, c'est "un combat", celui d'une génération, et s'explique par l'exception culturelle française où la VF est encore largement appréciée par rapport aux sous-titres et aux voix originales: "On double avec une bande rythmo qui nous permet d'être extrêmement précis (...) aujourd'hui, je pense qu'on est les meilleurs au niveau du doublage." La bande rythmo est ainsi en cours d'exportation vers d'autres pays, intéressés par une technique bien plus efficace et satisfaisante pour les spectateurs.

"En ce moment, je travaille sur La petite mort de Davy Mourier, c'est un vrai bonheur. Je travaille avec l'auteur, avec le réalisateur, c'est un vrai échange, on invente, et ça, l'IA ne peut pas le faire," explique Brigitte Lecordier.

Légiférer contre l'IA, notamment pour le doublage, c'est aussi protéger un milieu précaire, où il n'est pas facile d'obtenir un salaire satisfaisant: "Comme tout métier artistique, on n'est pas forcément reconnu du jour au lendemain. Il m'a fallu quatre ans où je tapais à toutes les portes (...) quand on est sur un dessin animé, un film, on gagne bien sa vie, mais on ne la gagne pas tous les jours, on peut avoir des trous de plusieurs jours, semaines, voire mois."

Brigitte Lecordier insiste aussi sur le fait que les comédiens de doublage sont avant tout comédiens, ce qui permet de s'offrir un salaire correct chaque mois: "Mais ce n'est pas le cas pour tout le monde," précise-t-elle. Il y a donc urgence.

Sylvain Trinel