Notifications, anniversaires... Les réseaux sociaux compliquent-ils le deuil?

Les logos de plusieurs réseaux sociaux (photo d'illustration) - DENIS CHARLET / AFP
"Je me suis dit: 'c'est pas vrai, elle n'est pas morte!'" Julie, qui a perdu sa mère il y a un mois, a été bouleversée lorsqu'elle s'est aperçue, peu après son décès, que son compte Messenger était connecté. "J'ai eu peur, ce n'était pas normal", confie-t-elle à BFMTV.com.
Mais Julie a rapidement compris que c'était son père qui continuait d'utiliser la messagerie de sa mère, notamment pour échanger avec certains de ses contacts et organiser les obsèques. "Je lui ai demandé de ne plus m'appeler avec la messagerie de ma mère, ça me dérangeait. C'est très perturbant."
Plus de morts que de vivants sur Facebook
En revanche, Julie chérit les "traces" de sa mère sur Facebook. Il y a quelques jours, c'était l'anniversaire de la jeune femme qui a eu 36 ans. Certains messages postés par sa mère sont ainsi remontés sur son fil. "Pour ceux qui ne sont pas remontés, je suis allée les chercher, j'en avais besoin, ça me fait du bien."
"Ma sœur me dit que ce n'est que du virtuel, mais pour moi, c'est bien plus que ça."
Rappel de la date d'anniversaire, notifications de souvenirs, publications sur le mur, identification ou commentaires, photos: à moins de passer le compte Facebook d'un défunt en page commémorative, rien ne différencie le réseau social d'un vivant de celui d'un mort.
Ces derniers pourraient d'ailleurs bientôt devenir majoritaires: d'après une étude de l'Oxford Internet Institute, dès 2070, il y aura plus de comptes de personnes décédées sur Facebook que de vivantes.
Pour les proches, c'est un espace - virtuel - supplémentaire où faire son deuil. La sociologue Hélène Bourdeloie, maîtresse de conférence en sciences de l'information et de la communication à l'université Sorbonne-Paris-Nord remarque ainsi que "persévérantes, les traces laissées en ligne par les morts peuvent à la fois représenter un levier et un frein dans ce processus", analyse-t-elle pour BFMTV.com.
"Des travaux montrent que la peine est tantôt soulagée, tantôt renforcée, cela dépend du contexte, du défunt concerné, de l'âge de l'endeuillé, de la façon de mobiliser le numérique dans le cadre d'un deuil."
Une source de réconfort pour Dolorès, qui disposait des codes Facebook de son mari avant sa mort. Elle a ainsi décidé de publier l'annonce de son décès sur ce même réseau social. "Ça m'a permis de rencontrer des personnes que je ne connaissais pas mais qui l'appréciaient. Ça m'a fait chaud au cœur", confie-t-elle à BFMTV.com.
"Ça lui faisait une présence"
Olivier Dolat, qui a fondé Eternel-le.com - un service d'accompagnement à la gestion de l'héritage numérique - évoque le cas d'une femme qui ne souhaitait pas fermer le compte LinkedIn de son époux, pourtant mort il y a dix ans. "Elle me disait que ça lui faisait une présence", explique-t-il à BFMTV.com.
Tous les ans, elle voyait des gens lui souhaiter son anniversaire, un peu comme si son mari était encore avec elle."
Particularité du numérique: il introduit un trouble sur la place et le statut du mort, considère encore la chercheuse Hélène Bourdeloie, qui a travaillé sur les usages du numérique dans le cadre d'un processus de deuil et la survivance des traces des morts. "Il donne parfois l'illusion que le mort appartient encore au monde des vivants, qu'il a une existence sociale que contribue à fabriquer les réseaux sociaux."
À l'exemple de ces endeuillés qui apprennent des éléments de vie, des caractéristiques de la personnalité ou des secrets du défunt sur les réseaux sociaux. "Comme si son identité était prise en charge par les internautes survivants qui réagissent".
Pour cette spécialiste des usages du numérique, les réseaux sociaux représentent bel et bien une épreuve supplémentaire. "Ils ne constituent pas un simple élément du souvenir", précise Hélène Bourdeloie. "Compte tenu de leurs caractéristiques techniques en termes d'ubiquité, de démultiplication et d'amplification de la donnée, ils ébranlent complètement le rapport au deuil."
La notification d'anniversaire, "une mauvaise blague"
Si c'est sur Facebook que Marie* a appris il y a sept ans la mort dans un accident de voiture de son frère, plusieurs heures avant l'annonce officielle, et qu'elle a "très mal vécu" la première notification de rappel d'anniversaire - "ça a été ultra douloureux, comme une mauvaise blague" - pas question pour elle de fermer le compte Facebook de son frère.
"Ça aurait été comme si on le faisait disparaître encore un peu plus."
Il arrive pourtant que les réseaux sociaux du défunt finissent par devenir une véritable torture pour les proches. Olivier Dolat se souvient ainsi d'un homme qui ne parvenait pas à fermer le compte Facebook de son père décédé. Les différentes notifications et souvenirs qui remontaient lui étaient insupportables: il a fini par retirer son père de ses amis.
"Les réseaux sociaux peuvent parfois représenter le petit caillou dans la chaussure qui prend des proportions énormes et rappelle constamment la douleur de la perte", remarque encore Olivier Dolat.
"Comme si on communiquait encore avec lui"
Ce n'est pas le cas de Marie-Noëlle qui consulte régulièrement la page Instagram de son mari et père de leurs deux enfants, mort il y a deux ans. "Je regarde les photos de nous qu'il avait postées", témoigne-t-elle pour BFMTV.com. "J'ai envie de garder de lui quelque chose de tangible." Elle continue d'ailleurs d'alimenter sa page Facebook - passée en compte commémoratif.
"Aux dates importantes, je poste des petits mots, des photos, ça me fait du bien. C'est comme le fait de me rendre au cimetière. Mais là, avec la dimension publique, je me dis que ses amis vont penser à lui. Et souvent, après, ils m'envoient un petit message."
Récemment, pour l'anniversaire de son mari, les belles-sœurs de Marie-Noëlle ont posté des photos de lui. "Ça montre qu'on ne l'oublie pas. Un peu comme si on communiquait encore avec lui. Et puis je pense aussi à mes enfants, à des moyens pour leur garder des souvenirs."
Martin Julier-Costes, socio-anthropologue à l'Université Grenoble-Alpes, considère ainsi que le deuil s'inscrit aujourd'hui avec les réseaux sociaux. "De la même manière que certains endeuillés continuent d'envoyer des messages à leur défunt, d'écouter l'annonce de messagerie ou de porter leurs vêtements, c'est un soutien pour supporter et appréhender l'insupportable", analyse-t-il pour BFMTV.com.
Les messages imprimés en livre
Le chercheur cite ces algorithmes qui imitent la façon d'écrire d'une personne disparue, donnant l'impression de chatter avec elle, ou ces hologrammes de personnes décédées mis au point grâce à l'intelligence artificielle. "La technologie permet de poursuivre, sous d'autres formes, le lien avec la personne défunte et de le transformer", ajoute Martin Julier-Costes, spécialiste des rites funéraires et du deuil.
Ce qui relève selon lui du même registre que les traces matérielles: gérer les affaires, le courrier ou l'appartement du défunt, se confronter au lieu de l'accident, refaire la balade que l'on faisait avec lui ou encore tomber sur une chanson qui vous fait penser à lui.
"Les espaces numériques sont des lieux du deuil parmi d'autres. Y poursuivre le lien, cela n'a rien de pathologique. Le numérique faisant partie de nos vies, il n'est pas étonnant que les morts y soient aussi."
Après le décès de sa fille de 26 ans en novembre dernier, Anouk a décidé de sauvegarder tous les messages échangés avec elle. Au total, ce sont ainsi près de 18.000 textos qu'elle a fait imprimer en livres. "J'avais peur que mon téléphone tombe en panne, je ne voulais surtout pas les perdre. Ça m'angoissait beaucoup."
"Maintenant, j'ai toutes les conversations sur papier que j'ai eues avec Erika depuis trois ans, date à laquelle j'avais changé de téléphone", explique-t-elle, soulagée, à BFMTV.com.
Rester "connecté" avec le mort
Imprimer les messages de sa fille, "la plus belle chose" qui ait pu lui apporter du réconfort depuis sa disparition. De temps en temps, "quand j'ai un coup de blues", Anouk les relit. "Je me rappelle de tout comme si c'était hier."
Anouk n'est pas la seule à s'être tournée vers ce type de sauvegarde. Joachim Bigorre, qui a fondé Monlivresms - un site qui imprime les conversations SMS, Messenger, WhatsApp ou Instagram en livre - assure recevoir de plus en plus de demandes de ce genre. "À l'origine, j'ai lancé ce projet pour imprimer les échanges des amoureux. Mais aujourd'hui, j'ai quasiment tous les jours ce type de commandes." Environ 20% de ses livres concernent ainsi des échanges avec des personnes décédées.
Au même titre que d'autres objets ayant appartenu aux défunts "qui se lèguent et peuvent être fétichisés avec une charge émotionnelle et une puissante fonction mémorielle", pointe Hélène Bourdeloie co-auteure de L'impossible patrimoine numérique: mémoire et traces. "Les traces numériques liées à un défunt peuvent faire l'objet d'un culte".
Mais conserver des messages, collectionner des photos ou garder les codes d'accès à un réseau social pour continuer de faire vivre le mort, est-ce un culte? s'interroge-t-elle. Pour Hélène Bourdeloie, il s'agit avant tout "de sentir qu'on reste toujours connecté avec le mort".
*Le témoin a souhaité que son prénom soit modifié.