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Face à l'érosion et l'inéluctable recul de la côte, les Normands à l'épreuve des vagues..

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"On n'arrivera jamais à lutter contre la mer": la Normandie face à l'inexorable montée des eaux

LONG FORMAT. D’ici 2100, la mer devrait monter d’un mètre avec des conséquences directes sur l’économie, la société, l’agriculture et le patrimoine normand. Un bouleversement environnemental qui perturbe déjà le quotidien des Normands.

Musée d’Utah Beach sur les plages de la Manche. Alors que la France a célébré en grande pompe les 80 ans du Débarquement des Alliés en 2024 sur les plages de Normandie, les vestiges de cette mémoire historique se trouvent aujourd'hui en danger.

Le bâtiment, construit à l’endroit même ou les troupes américaines ont débarqué le 6 juin 1944, est aujourd'hui en proie à la submersion marine. Au point d'être menacé de déménagement à l'horizon 2026.

Le musée d’Utah Beach, un des plus anciens de l’histoire du D-Day, sur les plages de la Manche (Normandie).
Le musée d’Utah Beach, un des plus anciens de l’histoire du D-Day, sur les plages de la Manche (Normandie). © BFM Normandie

Plus au sud, les falaises d'Étretat suscitent également l'inquiétude. Chaque année, des milliers de touristes viennent admirer ce paysage fascinant mais aussi fragile et dangereux. Des pans de falaise s’effondrent régulièrement, obligeant certains habitants à plier bagage.

Des éboulements au pied des falaises d'Étretat, en Seine-Maritime (Normandie).
Des éboulements au pied des falaises d'Étretat, en Seine-Maritime (Normandie). © BFM Normandie

Le point commun entre ces deux lieux séparés de dizaines de kilomètres? L'avancée inexorable de la mer sous la pression de la montée des eaux. "Le recul du trait de côte est inéluctable", constate Valérie Nouvel, vice-présidente de la Manche, chargée de l'adaptation au changement climatique.

En Seine-Maritime, dans la Manche et le Calvados, le temps est compté. Selon les experts du GIEC (Groupe d'experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), d’ici 2100, la mer devrait monter d’un mètre avec des conséquences directes sur l’économie, la société, l’agriculture et le patrimoine normand.

Les données du Cerema, l’expert public de l’adaptation au changement climatique, pointent du doigt les presque 80.000 habitations, d’une valeur estimée à plus de 10 milliards d’euros, qui pourraient être amenées à disparaître d’ici la fin du siècle en Normandie.

Des premiers déplacés climatiques

À Montmartin-sur-Mer (Manche), David et Claudine sont en plein déménagement. Dans le camion, meubles et cartons s'entassent. À l’horizon, la mer grignote inexorablement la côté.

Le couple a appris il y a plusieurs années, par le conseil régional, qu’ils devraient quitter leur logement en raison de la montée des eaux. Ce qui les fait figurer parmi les premiers déplacés climatiques de Normandie.

Le corps de ferme, bâtisse aux pierres apparentes et chère au cœur de la famille, a été racheté par le conservatoire du littoral pour être détruit. Une parcelle rachetée par l'État en raison du risque d'érosion en Normandie.
Le corps de ferme, bâtisse aux pierres apparentes et chère au cœur de la famille, a été racheté par le conservatoire du littoral pour être détruit. Une parcelle rachetée par l'État en raison du risque d'érosion en Normandie. © BFM Normandie

C’est avec émotion qu’ils disent adieu à toute leur histoire. "Il y a eu des périodes difficiles, cinq années de galère avec des périodes de doute, et enfin un peu d'espoir à la fin", confie David à BFM Normandie.

"On a accepté les conditions, on n'était pas forcément obligé, on pouvait rester mais on pouvait aussi tout perdre. Même si on avait persisté, la mer approche, donc il a fallu prendre la décision de partir, emballer tout ça et refaire une nouvelle vie", souffle-t-il.

Le corps de ferme, bâtisse aux pierres apparentes et chère au cœur de la famille, a été racheté par le conservatoire du littoral pour être détruit.

Une parcelle rachetée par l'État en raison du risque d'érosion en Normandie.
Une parcelle rachetée par l'État en raison du risque d'érosion en Normandie. © BFM Normandie

Le couple a aussi perdu son troupeau d’agneaux de prés salés, revendu, de même que les quatre hectares où pâturaient leurs animaux. La parcelle appartient désormais au domaine public maritime.

"Notre devoir est de protéger les habitations existantes mais surtout ne pas aggraver le problème à travers des constructions supplémentaires", indique Bruno Quesnel, maire de Montmartin-sur-Mer.

Partir ou rester? La question parcourt l'ensemble du littoral normand, grignoté par l'érosion et les submersions marines, comme lors des tempêtes. "Des gens sont prêts à dépenser beaucoup d'argent pour maintenir une ligne de défense devant leur maison et rester. C'est une forme de déni qui peut se comprendre: on a les souvenirs, la famille, un bout de vie à cet endroit là", appuie Julie Pagny, directrice du réseau d'observation du littoral en Normandie.

En Seine-Maritime, à Quiberville-sur-Mer, c’est tout un camping qui a dû se déplacer, une première en France. En raison d'une forte montée des eaux il y a quelques mois, "plus de 100 caravanes ont été détruites" et les lieux ont été fortement endommagés, selon le maire Jean-François Bloc.

Pour éviter de fermer, le camping a été contraint de s’éloigner de 700 mètres par rapport à son emplacement initial. Une solution à court terme puisque les propriétaires le savent: ils devront un jour renoncer à ce terrain repris par la nature.

Digues, enrochements, réensablements...

Face à la puissance de la mer et ses dégâts, les collectivités tentent de s'organiser pour empêcher le trait de côte de reculer. Des solutions existent depuis des décennies: les digues, les enrochements, les réensablements ou encore la renaturation.

À Barneville-Carteret dans la Manche, une dizaine d’engins s’occupent de décharger des milliers de mètres cubes de sable sur la plage tous les ans. "Notre trait de côte a reculé de six mètres, ce que l'on fait c'est un reprofilage de plage. Des méthodes douces, sans enrochement. Avec une pente douce, la mer va arriver et perdre son énergie et ne viendra pas abîmer le cordon dunaire", explique David Legouet, maire de la commune.

Pour empêcher le trait de côte de reculer, des solutions existent depuis des décennies en Normandie comme le réensablement.
Pour empêcher le trait de côte de reculer, des solutions existent depuis des décennies en Normandie comme le réensablement. © BFM Normandie

L’objectif: éviter que la mer ne monte et ne touche les maisons nichées sur la dune. Cette intervention, réalisée l'année dernière, était urgente, selon Jean Rampon, sous-préfet de l'arrondissement de Cherbourg.

"Si on avait temporisé, on aurait pu trouver une situation beaucoup plus dégradée avec probablement la destruction d'un ouvrage", assure le représentant de l'État.

160.000 euros ont été déboursés pour cette méthode de protection, financée par l’État et par les communes de Barneville-Carteret et Saint-Jean-de-la-Rivière. Un investissement de taille, mais essentiel car les lieux "subissent les éléments naturels" rappelle Francis Botta, maire de la seconde commune ayant participé à ces financements.

"On n'arrivera jamais à lutter contre la mer"

À Asnelles, dans le Calvados, ce sont des digues et enrochements qui sont en place. Mais le maire, Alain Scribe, reste terre à terre, car ces ouvrages seront de moins en moins efficaces sur la durée. La protection par enrochement installée a ainsi "baissé de 50 centimètres", selon l'élu. Si la commune souhaitait le remettre à niveau à son niveau initial, le coût s'élèverait à un million d'euros.

"On n'arrivera jamais à lutter contre la mer. On maintient l'existant en état à travers nos systèmes d'endiguement pour se donner du temps, de la réflexion et prévoir les choses. On est certain qu'il y aura ce phénomène", tranche l'édile.

Un avis d'ailleurs partagé par les spécialistes. Julie Pagny, directrice du réseau d’observation du littoral de Normandie, estime que "ce sont des solutions tout à fait appropriées aux droits de zones urbanisées mais qui reste des solutions à court et moyen terme (...) Il faudra se dire 'est-ce que je lutte contre, je subis ou je m'adapte?'", questionne-t-elle.

À Asnelles, dans le Calvados, des digues et enrochements sont en place contre l'érosion du littoral.
À Asnelles, dans le Calvados, des digues et enrochements sont en place contre l'érosion du littoral. © BFM Normandie

Pour Alain Scribe, il faut penser au futur de la commune et imaginer comment préparer son avenir en "prévoyant une recomposition spatiale pour relocaliser" les habitants du littoral. "Quelque part, on affole les gens en leur disant 'demain vous allez être obligés de partir', sauf qu'aujourd'hui l'avancement des travaux ne permet pas de leur dire comment on va solutionner leurs problèmes", s'interroge ce dernier face au littoral.

Ici, la majeure partie des habitations situées en zone inondable sont des maisons secondaires.

"Ce qui devait être une maison de retraite, finalement, ne sera qu'une maison de loisirs parce que nous sommes très conscients de la montée des eaux. En 30 ans, on a vu les choses se faire, l'enrochement baisser de 30-40 centimètres et donc maintenant les tempêtes passent par-dessus de la digue. C'est dramatique", explique Françoise, habitante ponctuelle des lieux depuis une trentaine d'années.

Sa maison sera prochainement vendue pour éviter de faire face aux risques d’envahissement de la mer.

Préparer la population à se déplacer

Malgré tous les efforts pour lutter contre la montée des eaux, la nature reprend petit à petit ses droits partout. Comme à Criel-sur-Mer (Seine-Maritime), village de 2.600 habitants.

Fabien est agent immobilier depuis cinq ans sur ce secteur qu'il connaît comme sa poche. Si la falaise "recule de cinq à 30 centimètres par an", cette commune au cadre idyllique attire toujours autant de Français et d'étrangers désireux d’une résidence secondaire malgré "les risques d'effondrement".

Fabien, agent immobilier, à Criel-sur-Mer (Seine-Maritime), village de 2.600 habitants.
Fabien, agent immobilier, à Criel-sur-Mer (Seine-Maritime), village de 2.600 habitants. © BFM Normandie

Mais ici, certains habitants ont déjà tout quitté. Des départs précipités et dans l’urgence, car les effondrements de falaises ne préviennent pas. Les habitants de l'une des maisons de Criel-sur-Mer ont d'ailleurs été expropriés en novembre 2023. Le bâtiment n’était plus qu’à une dizaine de mètres du vide.

"L'objectif, c'est de protéger les personnes. (...) On a une quinzaine de maisons qui ont été déconstruites par rapport à ce phénomène. Les études démontrent que d'ici une vingtaine d'années on a onze maisons encore qui seront touchées. 32 maisons en 50 ans et 70 à la fin du siècle", explique le maire Alain Trouessin.

Alors la solution: préparer la population à se déplacer car "il n'est pas envisageable de faire des structures en béton sur des falaises qui font 70-80 mètres de haut", fustige l'élu pour qui "le repli stratégique" est aujourd'hui la meilleure des choses à faire.

"On sera de ceux qui tomberont"

Mais tout laisser derrière soi du jour au lendemain n’est pas si simple. À 62 ans, Fanny a des souvenirs plein la tête dans sa maison du Mesnil-au-Val, vue sur la Manche, qui lui a été transmise par ses parents. Située à 200 mètres de la falaise, cette habitation sera un jour menacée.

"Plus ça tombe, plus belle est la vue... Mais un jour, on sera de ceux qui tomberont", sourit la retraitée parisienne. Malgré le risque, elle préfère rester ici, pas question de plier bagage et d’abandonner son petit cocon comme beaucoup d’autres habitants du littoral.

À 62 ans, Fanny a des souvenirs pleins la tête dans sa maison du Mesnil-au-Val, vue sur la Manche qui lui a été transmise par ses parents.
À 62 ans, Fanny a des souvenirs pleins la tête dans sa maison du Mesnil-au-Val, vue sur la Manche qui lui a été transmise par ses parents. © BFM Normandie

"Sur tous les secteurs qui subissent de l'érosion, le constat est le même partout. Les gens sont anxieux, pas toujours prêts à partir", explique Julie Pagny. "Ce sont souvent des gens assez fortunés, qui n'ont pas forcément de descendants et qui veulent profiter le temps qui leur est donné d'une vue imprenable sur la mer, profiter de l'instant et ne pas se projeter plus loin que ça".

La Manche en première ligne

Ces dernières années, les associations, les communes et l’État mènent un important travail de sensibilisation auprès des Normands et des touristes. Ceux-là sont même amenés à participer à la surveillance de l'évolution du littoral. Depuis bientôt deux ans, un dispositif est ainsi expérimenté sur les plages de la Manche.

Le département est en première ligne face à l'élévation du niveau de la mer avec ses 450 kilomètres de côtes. En témoigne la situation à Saint-Jean-le-Thomas, à deux pas du Mont Saint Michel.

"Il faut imaginer que là, je suis sur le trait de côte 2024, mais si je revenais 80 ans en arrière, le trait de côte serait quasiment 400 mètres plus loin côté mer", explique sur notre antenne Clément Nalin, ingénieur en risques littoraux au département de la Manche.

Alors en juillet 2023, 17 bornes ont été installées sur les plages manchoises. Le principe: être les yeux des scientifiques en prenant une photo sur le support puis en leur envoyant le cliché en flashant un QR code.

17 bornes ont été installées sur les plages manchoises pour être les yeux des scientifiques en prenant une photo sur le support et en leur envoyant le cliché en flashant un QR code.
17 bornes ont été installées sur les plages manchoises pour être les yeux des scientifiques en prenant une photo sur le support et en leur envoyant le cliché en flashant un QR code. © BFM Normandie
"On va pouvoir caler toutes les photos les unes par rapport aux autres et les comparer. À partir de là, on est en possibilité de voir la position du trait de côte, les variations de hauteur de sable et l'évolution de l'environnement de la plage", poursuit-il.

Ce dispositif, chiffré à 130.000 euros pour une durée d’exploitation de trois ans, doit aussi servir à alerter habitants et touristes.

"Petit à petit, vous vous rendez compte à travers les clichés que vous prenez régulièrement de cette évolution, et ça c'est important", estime Valérie Nouvel, vice-présidente du département en charge de l'adaptation au changement climatique.

Le Havre, Granville, Ouistreham... Partout en Normandie, ceux résidant au plus proche de la mer seront bientôt les pieds dans l’eau. Et tandis que la région compte déjà ses déplacés climatiques, les solutions et décisions politiques restent, elles, encore à venir.

Mathilde Calloc'h avec Alixan Lavorel