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Hausses des taux face à l'inflation: l'action des banques centrales de plus en plus critiquée

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Depuis quelques semaines, plusieurs voix s'élèvent pour critiquer l'action des banques centrales face à l'inflation. Le prix Nobel d'economie Joseph Stiglitz a notamment comparé les hausses de taux successives à des "saignées".

Avis de tempête sur l’économie mondiale? Alors que les hausses de taux directeurs se succèdent pour ralentir l’inflation aussi bien aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, en zone euro ainsi que dans la plupart des pays émergents, les critiques à l’encontre des banques centrales se multiplient. De fait, beaucoup craignent que ce resserrement de politique monétaire ne finisse par casser la croissance et ne plonge le monde dans une récession.

Le prix Nobel d’Economie Joseph Stiglitz fait partie de ceux-là. Dans un entretien à l’AFP, il a comparé l’action des banquiers centraux à des "saignées". "Lorsque l'on faisait une saignée à un patient, généralement il ne guérissait pas, sauf miracle. Alors on le saignait encore plus, et sa santé s'aggravait d'autant plus. Je crains que les banquiers centraux soient en train de faire la même chose en ce moment", a critiqué l'économiste.

Des taux encore "largement inférieurs à l'inflation"

Des accusations excessives pour le directeur général de Montségur Finance, François Chaulet, lequel appelle à relativiser: "On n’est pas encore en territoire restrictif: les taux directeurs sont encore très largement inférieurs à l’inflation et le cœur du message des banquiers centraux aujourd’hui c’est de garder de la crédibilité face aux anticipations d’inflation", a-t-il dit sur BFM Business.

S’il estime que les banques centrales "ont bien trop tardé" pour intervenir, il "y a un point sur lequel elles n’ont pas perdu leur crédibilité: c’est que les anticipations d’inflation à cinq ans sont encore très mesurées. On parle de 2,5% et cela rend encore possibles des taux de long terme donnés par les marchés (…) acceptables pour l’économie. Cela veut simplement dire que les taux sont à peine en territoire positif à dix ans aux Etats-Unis… Ils sont encore très largement négatifs à dix en Europe en termes réels". Qui plus est, "l’argent gratuit ce n’est pas quelque chose qui était soutenable à long terme".

De nouvelles hausses de taux sont attendues cette semaine aux Etats-Unis, au Royaume-Uni ou en zone euro. Après quatre augmentations depuis mars, la Fed pourrait décider mercredi d’un relèvement du taux de 0,75, voire d’un point entier de pourcentage. Les banques centrales d'Afrique du Sud, du Brésil et de Suède devraient aussi afficher un ton résolu à s'attaquer à l'inflation.

"Frein à la consommation"

A travers ce resserrement de politique monétaire, l'objectif est d'augmenter le coût du crédit accordé aux ménages et aux entreprises, de ralentir le marché de l'emploi, les progressions des salaires, et au bout du compte la hausse des prix. Mais après six mois de guerre en Ukraine et des conséquences dévastatrices sur certaines régions du monde, certains s'inquiètent des conséquences de politiques si restrictives et intervenant de manière synchronisée. "Est-ce que l'économie avait vraiment besoin de cela pour freiner?", s'interroge Eric Dor, directeur des Études économiques à l'école de commerce IESEG.

Selon lui, "l'inflation a créé elle-même la baisse de l'activité, les ménages perdent du pouvoir d'achat, l'augmentation des salaires est inférieure à l'inflation, et représente un frein à la consommation", particulièrement pour l'Europe où les hausses de taux risquent de fragiliser encore davantage l'économie. "Est-ce que ça entraînera un peu de perte de croissance? C'est possible", a d'ailleurs reconnu vendredi la patronne de la Banque centrale européenne Christine Lagarde au cours d'une conférence à Paris. Mais pour elle, "c'est un risque que l'on doit prendre en l'ayant bien mesuré".

La priorité est de juguler la hausse des prix, a affirmé aussi la ministre de l'Économie et des Finances de Joe Biden Janet Yellen, tout en reconnaissant "un risque" de récession aux États-Unis.

Un "mauvais diagnostic"?

La Banque mondiale a pour sa part estimé jeudi que la hausse simultanée des taux d'intérêt renforçait le risque d'une récession mondiale l'an prochain, et tout particulièrement dans les pays émergents et en développement, tout en appelant les banques centrales à poursuivre leurs efforts pour réduire l'inflation.

"Pour parvenir à de faibles taux d'inflation, à la stabilité monétaire et à une croissance plus rapide, les responsables publics devraient réorienter leurs priorités, afin de s’attacher non pas à réduire la consommation mais à augmenter la production. Ils devraient aussi chercher à générer des investissements supplémentaires et à améliorer la productivité et la répartition du capital, des conditions essentielles pour la croissance et la réduction de la pauvreté", a notamment déclaré David Malpass, président du Groupe de la Banque mondiale.

Outre la puissance du remède adopté et ses effets secondaires, le débat se concentre aussi sur les causes du mal. Selon Joseph Stiglitz, la flambée inflationniste a moins pour origine un excès de demande que les hausses de prix énergétiques et alimentaires et les blocages persistants sur les chaînes d'approvisionnement. Des phénomènes contre lesquels les banquiers centraux ont un champ d'action beaucoup plus réduit. Ils "utilisent un remède issu d'un mauvais diagnostic", martèle l'économiste, avertissant qu'on pourrait voir aux Etats-Unis les prix des loyers continuer à flamber sous l'effet de la hausse des taux, et donc l'inflation persister. "Le risque est que sans avoir de réel impact sur l'inflation, cette politique aggrave le coût en terme d'activité et d'emploi", renchérit Eric Dor concernant l'Europe.

Une politique monétaire plus stricte aura inévitablement des coûts économiques", avait reconnu pour sa part en juillet le chef économiste du Fonds monétaire international Pierre-Olivier Gourinchas, précisant que "tout retard ne fera que les exacerber". Devant les limites des politiques monétaires, ce dernier avait préconisé "un soutien budgétaire ciblé" de la part des gouvernements, une solution sur laquelle un consensus se dégage à travers le monde malgré son coût élevé sur les finances publiques déjà fortement dégradées.

"Gouvernance verticale"

Ces inquiétudes sur les répercussions d’une hausse des taux sont partagées par Matthias Baccino, directeur général France de Trade Republic: "La situation (sur les marchés) se tend, il y a plus de nervosité (…). Les signaux d’alerte se multiplient et on note que le ralentissement de l’économie mondiale est extrêmement prononcé actuellement", a-t-il dit sur BFM Business.

"In fine, on parle d’inflation, de chômage, avec la récession… Autant d’éléments qui annoncent des difficultés sociales. Cela, les banques centrales n’en tiennent pas compte mais peut-être devraient-elles le faire", a-t-il ajouté.

Pour lui, le rôle et l’action des banques centrales méritent un vrai débat: "Une fois que l’économie mondiale se sera calmée et que l’inflation sera sous contrôle, il faudra se poser des questions sur comment on en est arrivé là et quelle gouvernance on peut imaginer pour que les intérêts des particuliers soient davantage pris en compte. Les jeunes considèrent que les banquiers centraux ont échoué et que la gouvernance verticale des banques centrales n’est plus la bonne", a-t-il affirmé.

P.L. avec AFP