Dernier vol pour Ariane 5, la fin d'une époque faste pour l'Europe spatiale

111 victoires, 5 défaites: dans le monde de la boxe, Ariane 5 serait ce qu'on appelle un "cador". Star des pas de tirs depuis son premier lancement en juin 1996, la fusée européenne fait ses adieux après 27 ans de bons et loyaux services.
Son 117ème et dernier vol, initialement prévu ce mardi depuis Kourou, en Guyane française a été reporté de 24 heures pour des questions de météo. Ensuite, Ariane 5 prendra sa retraite et passera le relais à Ariane 6.
Pour son ultime décollage, Ariane 5 embarquera un satellite de communications militaires français (Syracuse 4B) et un satellite expérimental allemand. Initialement programmé pour le 16 juin, le tir avait été reporté en raison d'une anomalie dans les lignes pyrotechniques impliquées dans la séparation des boosters, remplacées depuis.
Le décollage sera "chargé d'émotion" pour les équipes du Centre spatial guyanais (CSG), dont la fusée a rythmé la vie durant trois décennies, confie à l'AFP sa directrice, Marie-Anne Clair. Ariane 5 a été "une aventure humaine incroyable", abondait le PDG du Centre national d'études spatiales (CNES) Philippe Baptiste, au salon du Bourget.
Débuts difficiles puis renomée mondiale
Pourtant, la fusée phare de Kourou a connu des débuts difficiles: elle explose juste après le décollage lors de son vol inaugural en 1996. Les débuts ne sont pas de tout repos pour les ingénieurs avec différents problèmes, d'importance variable, qui parasitent les lancements au tournant des années 2000. Puis, Ariane 5 subit un autre échec cuisant en 2002, quand un dysfonctionnement oblige le centre de contrôle a envoyer la fusée dans l'Atlantique.
Un "traumatisme" qui "nous a marqués au fer rouge", se souvient Hervé Gilibert, alors architecte du lanceur. "On a mis deux ans à revenir en vol", raconte l'actuel directeur technique du maître d'oeuvre ArianeGroup.
Depuis, Ariane 5 a enchaîné les succès. Les déboires du démarrage avaient eu "l'effet vertueux de nous maintenir dans une vigilance absolue", relève cet ingénieur. La grande force du lanceur est alors de pouvoir emporter plus de 8 tonnes en orbite géostationnaire, à 36.000 kilomètres d'altitude.
Modèle de précision et de fiabilité, Ariane 5 repose sur une chaîne industrielle réglée comme du papier à musique. Douze pays ont participé à la fabrication du lanceur lourd qui prenait le relai d'Ariane 4, avec une capacité de lancement doublée: un avantage compétitif permettant à l'Europe de s'imposer sur le marché des satellites.
Le "fer de lance de l'Europe spatiale"
Le Vieux Continent a aussi profité d'une "période de creux" de l'autre côté de l'Atlantique, la navette spatiale américaine "monopolisant énormément de ressources", reconnaît Daniel Neuenschwander, directeur du transport spatial de l'agence spatiale européenne (ESA). Sur le plan commercial, Ariane 5 a ainsi été "le fer de lance de l'Europe spatiale".
Pendant des années, Ariane 5 a permis à la France et à l'Europe de rayonner en trustant la plupart des lancements de satellites. Au fil des ans, elle a gagné une telle réputation de fiabilité que la Nasa lui a confié son emblématique télescope James Webb, d'une valeur de 10 milliards de dollars. Ce lancement, le jour de Noël 2021, a marqué une apothéose pour celle qui envoya les sondes Rosetta sur la comète Tchouri (2004) et Juice vers Jupiter (avril 2023).
Et puis, un beau jour de juin 2010, un certain Elon Musk a présenté SpaceX et a commencé à tester des fusées réutilisables. Tout le monde a bien ri au début. Seulement voilà, quelques années plus tard, le milliardaire américain proposait des lancements à 97 millions de dollars contre 150 millions pour Ariane 5. Le fossé n'a cessé de se creuser depuis et, petit a petit, la fusée européenne est devenue beaucoup moins competitive.
Le passage de relais se fait attendre
Et son déclin a porté un coup très dur à l'Europe. D'autant qu'il s'est couplé dernièrement avec la fin brutale de l'exploitation des fusées russes Soyouz après l'invasion de l'Ukraine, qui a fait plonger l'activité de la base de Kourou. Seuls six lancements ont eu lieu en 2022, contre 15 l'année précédente.
"Aujourd'hui, nous vivons exactement la situation inverse [des années 2000]", souligne Daniel Neuenschwander, et l'Europe se retrouve quasiment privée d'accès indépendant à l'espace.
Et si l'Europe se retrouve en difficulté, c'est aussi parce que ses autres projets patinent. L'échec en décembre 2022 du premier vol commercial du lanceur léger Vega-C, construit par l'Italien Avio, et les retards cumulés pour la future Ariane 6, ont aggravé la situation. Le premier vol du successeur du lanceur phare européen, initialement prévu en 2020, aura désormais lieu au mieux fin 2023.
Et ces longs mois d'attente ne seront pas compensés par Vega. Seul un tir de la fusée italienne est programmé dans les prochains mois, en septembre, et le retour en vol de Vega-C, prévu en fin d'année, est compromis après la détection d'une nouvelle anomalie fin juin.
Retrouver un leadership mondial
Ce vide a poussé l'ESA à se tourner vers la société d'Elon Musk pour sa mission scientifique Euclid et son satellite d'observation de l'atmosphère EarthCare. Plus préoccupant, elle n'est pas sûre d'assurer par elle-même le déploiement stratégique des prochains satellites Galileo, le système de navigation de l'Union européenne.
"Nous traversons une crise dans les lanceurs, nous devons rattraper notre retard. Nous ne sommes pas en position de force et nous devons changer cela. Cela nécessite un changement radical de notre façon de travailler", a reconnu, au salon du Bourget, sur BFM Business, le directeur-général de l'ESA Josef Aschbacher.
Les essais pour la qualification d'Ariane 6 battent leur plein. Lors d'une "répétition générale" à Kourou le 22 juin, le lanceur a été dévoilé sur son pas de tir avant un test d'allumage du moteur Vulcain 2.1. Josef Aschbacher a donné rendez-vous "en septembre" pour savoir si Ariane 6 pourra bel et bien décoller avant la fin de l'année.
Et les espoirs sont grands. Plus puissante et plus compétitive, avec des coûts divisés par deux par rapport à Ariane 5, Ariane 6 a été conçue pour résister à la sévère concurrence sur le marché des lanceurs, dominé par l'américain SpaceX, qui réalise plus d'un tir par semaine.
Mais si l'espace fait toujours rêver, sur la base spatiale, le climat social est morose: 190 postes sur 1600 vont être supprimés, la nouvelle fusée ayant des besoins réduits en main-d'oeuvre et en maintenance.