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Rétention d'informations, turnover, faible qualité... Le groupe d'Ehpad Bridge épinglé par la Cour des comptes

Trois ans après le scandale Orpea, la Cour des comptes a mené le premier contrôle des comptes d'un établissement privé et de son gestionnaire.

Trois ans après le scandale Orpea, la Cour des comptes a mené le premier contrôle des comptes d'un établissement privé et de son gestionnaire. - LOIC VENANCE © 2019 AFP

Les Sages dévoilent un rapport cinglant sur la situation économique et financière du gestionnaire d'Ehpad Bridge, qui compte 31 établissements répartis en Île-de-France, Normandie, Centre-Val-de-Loire et Grand-Est.

Voilà un nouveau rapport qui ne va pas redorer l'image des Ehpad privés lucratifs en France. La Cour des comptes dévoile en effet ses observations définitives concernant la situation économique et financière du jeune gestionnaire Bridge. Fondé en 2017, le groupe s'est rapidement élargi passant de 12 à 31 établissements aujourd'hui, pour 1.771 places, répartis en Île-de-France, Normandie, Centre-Val-de-Loire et Grand-Est.

Fait notable, c'est le premier contrôle d'Ehpad privé réalisé par les Sages de la rue Cambon.

"L'affaire Orpea avait conduit les parlementaires à prendre un article autorisant la Cour des comptes à contrôler les groupes d'Ehpad", rappelle l'institution. Dans le cadre du "choc de transparence" décidé par les pouvoirs publics après la publication du livre-enquête Les Fossoyeurs du journaliste Victor Catasnet, la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2023 a en effet élargi les compétences de la Cour des comptes et d'autres autorités comme les agences régionales de santé (ARS) et les départements. Non seulement ils peuvent éplucher les comptes des établissements et services médico-sociaux mais aussi, et surtout, ceux des gestionnaires et groupes qui les contrôlent.

Des entraves au bon déroulement du contrôle

C'est là que le bât blesse. "On s'est heurté à un groupe qui a refusé de nous fournir des documents d'informations comptables, ce qui est rare pour la Cour des comptes", souligne un membre de la sixième chambre.

En préambule, le rapport mentionne des "difficultés tout à fait inhabituelles [...], le groupe Bridge ayant multiplié les entraves au bon déroulement du contrôle: absences de réponses ou réponses partielles aux sollicitations de pièces et d'entretiens, réponses différées ou fractionnées rendant difficile voire impossible l'exploitation de documents, manque de disponibilité de certains interlocuteurs du siège, incapacité à produire des données de gestion agrégées, refus d'accès aux logiciels de gestion, opposition à un contact direct avec certains interlocuteurs, etc".

"Le contrôle a (...) porté sur une période (2019-2022) au cours de laquelle la Cour ne disposait d’aucune compétence pour contrôler les comptes et la gestion des sociétés contrôlantes. Deux consultations juridiques rédigées par des Professeurs agrégés en droit, transmises à la Cour, se sont prononcées en faveur de l’absence d’application rétroactive des nouvelles dispositions. Des échanges avec le Parquet Général ont également permis de légitimer les interrogations que nous avions émises sur la non-rétroactivité de la loi. ", se défend Charles Memoune, ancien président de Bridge ENG jusqu'au 18 septembre 2024.

Résultat, les délais de l'instruction ont été allongés. "Il s'est ainsi écoulé plus de huit mois entre la notification initiale du contrôle, à l'été 2023, et le premier délibéré relatif aux observations provisoires, puis plus de neuf mois entre le premier délibéré et le second délibéré relatif aux observations définitives", détaille le document. Le travail des Sages s'est donc principalement concentré sur la période 2019-2022, avec des éclairages sur la gestion 2023.

Malgré les obstacles rencontrés, l'institution est malgré tout parvenue à produire son rapport long d'une centaine de pages. Les premières observations indiquent des contradictions entre la gestion des établissements sur le terrain et ce que revendique Bridge. Constitué par des rachats successifs d'Ehpad existants, et pour la plupart indépendants, le groupe a étonnamment "une gouvernance très centralisée même s'il se présente plutôt comme un réseau", soulève la Cour des comptes.

Une telle gouvernance centralisée "vide l'autonomie juridique [des] sociétés gestionnaires de toute réalité, et facilite les remontées de fonds vers la holding de tête, sous leurs diverses formes (frais de mandat social ou management fees, dividendes, comptes courants d'associés)", pointe le rapport.

Turnover des directeurs d'Ehpad

Conséquence de cette gouvernance centralisée, les directeurs d'Ehpad disposent d'une "autonomie de gestion limitée", soulève la Cour. "Tout achat de plus de 1.000 euros est soumis à la validation du groupe", pointe un membre de la sixième chambre. Une aussi faible marge de manoeuvre implique ainsi un turnover des directeurs au sein des établissements du groupe.

"À titre d'illustration, dans un Ehpad francilien, l'exploitation de la déclaration sociale nominative (DSN) a permis d'identifier cinq directeurs (hors assistants / adjoints de direction) entre 2021 et 2022, généralement en poste quelques mois seulement", souligne le rapport.

Et à l'échelle du groupe, au 1er septembre 2023, les directeurs en poste au sein de chacun des 31 Ehpad ont tous été recrutés depuis moins de deux ans. "La directrice la plus ancienne (Résidence Saint-Antoine à Bois-Guillaume en Seine-Maritime) a pris ses fonctions le 30 août 2021. La direction est vacante dans cinq établissements qui bénéficient de l'appui du réseau", appuie le rapport.

"Une note transmise à la Cour sur les directeurs d’établissement analysait les causes de cette instabilité: pénurie nationale, contexte post-Orpéa, difficultés d’attractivité, se défend Charles Memoune. Aucun de ces éléments n’est repris. Aucune des actions correctrices engagées n’est mentionnée dans le rapport".

Une gestion qui pèse sur la qualité du service

Il n'empêche: la Cour des comptes soulève aussi une gestion qui dégrade la qualité du service rendu aux résidents des Ehpad. Les auteurs du rapport observent notamment que le groupe Bridge ajuste la masse salariale de ses établissements en fonction de l'évolution du taux d'occupation, qui a notamment pu décroître dans le contexte de la crise Covid et de l'affaire Orpéa.

"S'il s'agit d'une baisse structurelle, c'est logique, reconnaît-on à la Cour. Mais quand c'est conjoncturel, ce n'est pas du tout justifié". Ainsi, "le déficit de couverture soignante a pour conséquence un non-respect du rythme de vie des résidents et une diminution de leur qualité de vie et de leur bien-être", considèrent les auteurs du rapport.

A ces réductions d'effectifs soignants, s'ajoute une sinistralité importante en matière d'arrêts de travail. Et ce, d'autant plus que sur la base des données communiquées par la direction des risques professionnels de la Caisse nationale de l'assurance-maladie (Cnam), la sinistralité est plus élevée dans les Ehpad du groupe Bridge que la moyenne du secteur.

"En 2021, tant la fréquence que la gravité des accidents du travail dans les Ehpad du groupe sont supérieures à la moyenne, avec pour conséquence près de 11 journées perdues par salarié", relève la Cour, contre 8 en moyenne dans le secteur.

Il faut dire que dans un contexte marqué par des taux d'occupation qui peinent à se redresser et à retrouver leur taux d'occupation d'avant crise, et des charges d'exploitation en hausse sous l'effet de l'inflation, Bridge a avant tout cherché à préserver au maximum sa rentabilité, qui est mesurée par l'indicateur Ebitda. Pour y parvenir, le gestionnaire a mené une politique de forte maîtrise de ses charges d'exploitations afin de faire face à ses engagements financiers, puisqu'il a contracté des prêts bancaires financer ses acquisitions d'Ehpad depuis 2017. Et pourtant, la rentabilité n'a fait que décroître, passant de 25% en 2021 à 11% en 2023.

Manque de transparence

Enfin, la Cour des comptes dénonce le manque de transparence du groupe Bridge s'agissant de l'utilisation des financements publics dont il bénéficie au titre de l'activité de soins et de prise en charge de la dépendance des résidents de ses établissements.

"La Cour a constaté que d'importantes dépenses étaient imputées de manière injustifiée aux activités de soins et de prise en charge de la dépendance, et que, en conséquence, les résultats dégagés sur ces activités étaient systématiquement et artificiellement minorés au profit du résultat commercial réalisé sur l'activité d'hébergement, soulève la sixième chambre de l'institution. Conséquence, des financements publics perçus par les Ehpad du groupe "ont indûment fait l'objet de remontées de dividendes au bénéfice du groupe", concluent les Sages de la rue Cambon qui ne sont toutefois pas en mesure d'en estimer l'ampleur.

Depuis le 18 septembre 2024, le groupe Bridge a changé de gouvernance sur fonds de désaccords en matière de stratégie, Charles Memoune passant ainsi la main à Delphine Mainguy qui dirigeait auparavant le groupe d'Ehpad Medicharme, qui a fait faillite l'année dernière.

Dans une réponse au rapport de la Cour des comptes, la nouvelle direction indique que "les constats établis par la Cour des comptes sur la période 2019-2023 rejoignent pleinement le diagnostic posé par les actuels actionnaires et la nouvelle direction dès sa prise de fonction. Cette convergence d'analyse a conduit à engager, dès le changement de contrôle et de gouvernance du Groupe en septembre 2024, soit avant même la finalisation de votre rapport, une transformation profonde et structurelle du groupe".

Sur le plan médical notamment, un médecin gériatre a été recruté dès le 14 octobre 2024 à la tête d'une nouvelle direction médicale. Il est "épaulé par deux infirmiers territoriaux qui assurent une présence de proximité auprès des établissements", précise la nouvelle direction de Bridge.

Caroline Robin