BFM Business
Economie

Dix ans après la vague de suicides, s'ouvre le procès des ex-dirigeants de France Télécom

placeholder video
Ce lundi s'ouvre un procès historique : France Telecom et 7 de ses anciens dirigeants sont renvoyés devant le tribunal correctionnel de Paris pour harcèlement moral. Un procès aux allures de première en France, en raison de l'institutionnalisation de la pression subie à l'époque par les salariés.

Le prédécesseur jusqu'en 2010 de Stéphane Richard à la tête de France Télécom sera, lundi 6 mai, sur le banc des prévenus avec plusieurs cadres supérieurs de la direction de l'époque. France Télécom est la première grande entreprise à comparaître pour "harcèlement moral", défini par le code pénal comme "des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail".

Il y a 10 ans, l'opérateur télécoms (devenu Orange en 2013) défrayait la chronique en raison d'une vague de suicides parmi ses salariés. En 2008 et 2009, 35 employés ont mis fin à leurs jours. Début 2010, l'inspection du travail remettait au procureur de la République du parquet de Paris un rapport signalant les infractions pénales constatées chez France Télécom et Orange dans le cadre de la réorganisation du groupe. Deux délits pénaux sont relevés, la mise en danger d'autrui et le harcèlement moral, seul ce dernier étant retenu par l'information judiciaire ouverte à l'époque.

La justice a examiné le cas 39 salariés

Pendant l'enquête, les juges d'instruction ont examiné les cas de 39 salariés: dix-neuf se sont suicidés, douze ont tenté de le faire, et huit ont subi un épisode de dépression ou un arrêt de travail.

Le procès, qui doit durer plus de deux mois, sera suivi de près par les entreprises, les syndicats et les spécialistes du monde du travail: il pourrait aboutir à des condamnations pour un harcèlement moral institutionnel, différent des cas classiques où le lien est direct entre l'auteur présumé et sa victime.

Didier Lombard a dirigé l'opérateur télécoms
Didier Lombard a dirigé l'opérateur télécoms © Didier Lombard a dirigé l'opérateur télécoms de 2005 à 2010. François Guillot-AFP

Sur le banc des prévenus prendra place Didier Lombard, qui a dirigé le groupe de 2005 à 2010. Devant des cadres en 2006, il avait donné le ton: "Il faut qu’on sorte de la position mère poule (...). Ce sera un peu plus dirigiste que par le passé". Coutumier des formules choc, il avait parlé, au pic de la crise, d'une "mode des suicides", avant de présenter ses excuses.

L'ex-patron retrouvera au tribunal Louis-Pierre Wenès, ex-numéro 2, et Olivier Barberot, ex-responsable des ressources humaines. Quatre autres cadres supérieurs seront jugés pour "complicité", dont l'ancienne directrice des actions territoriales et l'ancien directeur de la région est. Tous encourent jusqu'à 15.000 euros d'amende et un an de prison. En tant qu'employeur, France Télécom encourt jusqu'à 75.000 euros d'amende.

Au coeur du procès qui s'intéressera à la période 2007-2010: les plans NExT et Act qui visaient à transformer France Télécom en trois ans, avec notamment l'objectif de 22.000 départs sur 120.000 salariés.

Louis-Pierre Wenes, directeur général adjoint d'Orange, le 24 mars 2009 à Paris
Louis-Pierre Wenes, directeur général adjoint d'Orange, le 24 mars 2009 à Paris © Louis-Pierre Wenes, a été directeur général adjoint d'Orange, jusqu'en 2010. Jacques Demarthon-AFP

Du côté de la défense, on insistera sur le contexte économique. L'entreprise, très fortement endettée, était devenue privée mais comptait encore 65% de fonctionnaires. Elle faisait face à une concurrence particulièrement offensive, avec notamment l'arrivée d'un nouvel opérateur, Free. Sans oublier le "choc technologique": en quelques années, internet et les smartphones ont succédé au minitel (petit terminal informatique très populaire en France dans les années 80 et 90, NDLR) et au téléphone fixe.

Dans leur ordonnance de renvoi devant le tribunal, les juges soulignent qu'il n'est pas reproché aux ex-dirigeants "leurs choix stratégiques de transformation de l'entreprise, mais la manière dont la conduite de cette restructuration a été faite".

Il est reproché à Didier Lombard d'avoir "mis sous pression" l'opérateur

"L'entreprise ne nie pas la souffrance des salariés mais conteste avoir mis en place une politique destinée à déstabiliser ses équipes", explique une source proche de la défense.

Pour les magistrats instructeurs, Didier Lombard "apparaît comme le principal responsable de la mise sous pression de l'entreprise". Il a mis en place "une politique d'entreprise visant à déstabiliser les salariés, (...), à créer un climat professionnel anxiogène". Il lui est reproché d'avoir eu recours à "des réorganisations multiples et désordonnées", "des mobilités géographiques forcées", "des incitations répétées au départ" etc.

Le procès s'annonce "exemplaire", pour Sébastien Crozier, président du syndicat CFE-CGC Orange. "C'est le procès de dirigeants qui ont utilisé la violence sociale comme méthode de management".

Frédéric Bergé avec AFP (Caroline TAIX et Sandra LACUT)