Déficit record, explosion de la dette... Pourquoi, contrairement à la France, l'Amérique se moque de l'état de ses finances publiques

La vice-présidente américaine Kamala Harris (à gauche) accueille le président français Emmanuel Macron pour une réunion lors de la Conférence de Munich sur la sécurité (MSC) à Munich, dans le sud de l'Allemagne, le 17 février 2023. - AFP
Des déficits qui dérapent à cause de dépenses publiques non maîtrisées et d'une politique pro-business de baisse d'impôts. Un ratio de la dette sur le PIB des administrations qui a bondi de 14 points depuis le Covid et qui dépasse les 122%. Un service de la dette qui devient en 2024 le premier poste de dépense publique...
Nous ne sommes pas en France mais bel et bien aux Etats-Unis. Selon les projections du Bureau du Budget du Congrès américain (CBO), le déficit fédéral devrait pointer à 7% du PIB cette année (près d'un point de plus qu'en France). La dette publique dite brute (les créances de toutes les agences gouvernementales) repart à la hausse après la fièvre de la crise sanitaire. En s'établissant à 122,3% du PIB à fin 2023, elle dépasse même son niveau de 1946 (119%) après cinq ans de guerre mondiale.
Son montant atteint 34.500 milliards de dollars, soit six fois son montant brut de l'année 2000 et plus de 10 fois celui de l'année 1990.
Un niveau qui pèse sur les comptes publics de la nation puisque le service de la dette (le paiement des intérêts) devrait atteindre pour l'année en cours 870 milliards de dollars, soit 20 millliards de plus que le budget consacré à la défense.
"Dans les projections du CBO (à politique inchangée), le déficit budgétaire n’est pas supposé se réduire en raison surtout de l’alourdissement des dépenses de santé (passant de 5,6% à 6,7% sur la prochaine décennie) et des charges d’intérêt sur la dette (de 3,1% à 3,9%). Le ratio de dette irait croissant, à 116% en 2034, 139% en 2044, 166% en 2054", rappelle dans une note Bruno Cavalier, économiste chez Oddo.
Une trajectoire pas soutenable
Une situation qui devrait mettre le pays en émoi et être au centre du débat politique qui oppose les deux candidats àla Maison Blanche. Ce qui n'est pas absolument pas le cas.
Si l'économie est bien au coeur de la campagne comme d'ailleurs à chaque élection depuis au moins 1992 et le fameux slogan "It’s the economy, stupid" de Bill Clinton, ce n'est pas de finances publiques dont il est question. Difficultés de logement, coût de la vie, inflation, emploi, taux d'intérêt, attractivité, réindustrialisation, concurrence chinoise... Voilà ce qui préoccupe les Américains et les questions qui sont posées aux candidats.
"La trajectoire de la dette décrite par le CBO n’est pas soutenable, tout le monde le sait, mais aucun des deux candidats ne fait de la réduction des déficits budgétaires une priorité, constate Bruno Cavalier. Dans les deux cas, les mesures proposées sont même plutôt de nature à accroître le déficit."
L'Américain moyen se moque donc de l'état des finances publiques qui est bien éloigné de son quotidien. Les canditats en campagne font logiquement assaut de promesses coûteuses à coups de baisses d'impôts pour la classe moyenne.
Plus étonnant encore, les agences de notation ne semblent pas inquiètes outre mesure de la situation. La dette américaine a certes perdu son triple A chez Fitch en 2023, mais elle a conservé la note maximale chez Moody's et S&P.
Quand en France, la question budgétaire devient une grande cause nationale avec son Budget scruté à la loupe, sa trajectoire de déficit sous observation et le spread avec l'Allemagne une source d'angoisse quotidienne, aux États-Unis les mêmes causes produisent des effets tout autre. Emmanuel Macron qui a toujours privilégié l'activité et l'emploi à la stricte orthodoxie budgétaire aurait-il un logiciel économique américain?
Une culture américaine de la dette
L'élément culturel n'est en tout cas pas à écarter. Avec une vision très différente de part et d'autre de l'Atlantique. La maîtrise des finances publiques est ainsi un point-clé du traité de Maastricht avec la fameuse règle des 3% du PIB inscrite dans le texte quand rien de tel n'existe dans la législation américaine.
"Il y a une habitude à manier de la dette aux États-Unis, les ménages américains sont bien plus endettés qu'en Europe, le crédit à la consommation fait partie de leur vie quotidienne alors qu'en France il est quasiment inexistant, relève Philippe Crevel de la société d'étude Lorello Ecodata et dirigeant du Cercle de l’épargne. Le pays privilégie la croissance et l'emploi qui font d'ailleurs partie des objectifs de la Fed, ce qui n'est pas le cas en Europe avec le BCE."
Frilosité française et européenne face à audace et optimisme américain? Si la question culturelle fait partie de l'équation elle n'est pas le seul terme.
"L'élément historique a aussi son importance, estime Christopher Dembik, stratège de Pictet Asset Management. Les États-Unis ont toujours dans leur histoire réussi à réduire rapidement les déficits. Ça a été systématique après les conflits mondiaux qui avaient vu les dépenses militaires exploser."
La bonne dette et la mauvaise dette
Mais l'explication fondamentale concerne la nature de la dette américaine elle-même. Une bonne partie de la dette publique globale n'est pas sur les marchés. Le système fédéral permet aux États de s'acheter de la dette entre eux quand dans la zone euro on ne le fait que de façon conjoncturelle lors des programmes temporaires de quantitative easing.
"Une part non négligeable de celle-ci est détenue par le gouvernement lui-même, notamment par le biais du Fonds de garantie de la sécurité sociale, explique dans une chronique Barry Eichengreen, professeur d’économie et de science politique à l’université de Californie à Berkeley. Les intérêts versés par le Trésor sur cette portion représentent les revenus d’intérêts du Fonds de garantie: le gouvernement ne fait que payer des intérêts à lui-même."
La dette entre les mains du public, soit sur les marchés, ne représente "que" 99% du PIB. Un niveau déjà plus faible que celui de nombreux pays d'Europe, dont la France.
Surtout, cette dette libellée en dollars est un produit très demandé dans le monde. Les bons du Trésor américain sont considérés comme les actifs sans risque dont les marchés et les États raffolent. La Chine détient par exemple 1.150 milliards de dollars de dette américaine, ce qui en fait le premier créancier des États-Unis.
"Le dollar, c'est 60% des monnaies de réserve du monde quand l'euro c'est seulement 20% et la France qu'une partie de ces 20%", indique Philippe Crevel.
Les entrées de capitaux à long terme aux États-Unis représentent 6% du PIB, soit un niveau peu ou prou équivalent au déficit public fédéral.
Un avantage exorbitant qui est surtout la conséquence d'une économie bien plus dynamique. C'est l'autre grande différence avec l'Europe. Depuis 2022, la croissance américaine est en moyenne de 2,8% par an quand en France -loin d'être le plus mauvais élève de la zone euro- elle plafonne à 1,5% annuel sur cette même période.
Un déficit qui crée de la croissance
"Le déficit public américain permet d'avoir des gains de productivité de 3% par an, ce qui est vraiment massif, quand en France on est à -1%, résume Christopher Dembik. Il y a le bon et le mauvais déficit. Les politiques publiques américaines ciblent des secteurs d'activité dynamique, privilégient les relocalisations d'industries, de semi-conducteurs par exemple. En France on est sur des dépenses de fonctionnement ou de sauvegarde du pouvoir d'achat."
Aux États-Unis, l’Inflation Reduction Act (IRA) à l'origine du creusement des déficits représente un investissement en crédits d'impôt estimé à 428 milliards de dollars d'ici à 2033 selon le CBO. Mais ce sacrifice financier devrait se traduire par 3.000 milliards de dollars d’investissements privés et publics au cours des dix prochaines années. Des montants colossaux qui se traduisent déjà par un spectaculaire mouvement de réindustrialisation. Méga-usines de batteries de groupes coréens ou japonais, extensions de sites de production de véhicules électriques comme ceux de Volkswagen, kyrielle de projets de fabricants de panneaux solaires... Chaque dollar de déficit produit des effets positifs sur la croissance et l'emploi.
À l'inserve, les dépenses publiques en France sont bien moins productives. En 2022, les dépenses sociales publiques (vieillesse, santé, famille, chômage, pauvreté-exclusion...) représentaient 31,6% du PIB (elles étaient de 18% en 1973) contre seulement 18,5% aux États-Unis selon l'OCDE.
