"La consommation, c'est le prestige": pourquoi les Français sont toujours les plus pessimistes sur leur pouvoir d'achat

Un chariot dans un supermarché de Labège (Haute-Garonne), le 26 novembre 2022 (photo d'illustration). - LIONEL BONAVENTURE / AFP
La crise du pouvoir d'achat s'atténue en Europe. Le dernier baromètre Cetelem sur le moral des ménages montre des signes tangibles d'amélioration. Sur une échelle de 1 à 10 pour décrire la situation de leur pays, les Européens mettent une note de 5,2 points (+0,1 point) et celle concernant leur situation personnelle se stabilise 6 points.
C'est surtout la question du pouvoir d'achat qui s'est améliorée. Si en 2024, 48% des Européens estimaient que leur pouvoir d’achat avait baissé au cours des 12 derniers mois, ils ne sont plus que 39% à le penser cette année, tandis que plus de 50% jugent qu’il a augmenté ou qu’il est resté stable.
Pourtant, dans ce panorama, les Français font encore et toujours figure d'exception. 48% d'entre eux, soit 9 points de plus que la moyenne européenne, considèrent en avoir encore perdu depuis un an. Malgré une légère amélioration de 7 points, les Français restent bon dernier en Europe.
"Si tous les Européens conservent leur optimisme concernant leur situation personnelle avec une note semblable à la période pré-crise du Covid-19, la France s’illustre comme étant le seul pays à contre-courant pour ce premier indicateur avec la note la plus basse, indiquent les auteurs de l'étude. Au-delà de la tendance historique des Français à être moins optimistes que la moyenne européenne, ce résultat met en avant une cassure nette pouvant s’expliquer par le contexte politique incertain dans lequel le pays a navigué l’an dernier."
Le pouvoir d'achat augmente plus vite que la croissance
Ainsi alors que 67% des Européens déclarent ne pas disposer de ressources financières suffisantes pour satisfaire leurs envies, 84% des Français reconnaissent avoir déjà ressenti de la frustration qui les a empêchés de pouvoir acheter ce dont ils avaient envie.
Les données économiques montrent pourtant que le pouvoir d'achat s'est amélioré en 2024. Et pas qu'un peu. "Le pouvoir d'achat des ménages aurait augmenté de 2,1%, ce qui est quand même le double de la croissance", confirme Dorian Roucher, chef du département conjoncture de l'Insee.
"Et c'est corrigé de l'inflation: les revenus réels ont augmenté de 4%, l'inflation est à 2%, ce qui donne 2% de pouvoir d'achat."
Une hausse qui s'est d'ailleurs traduite par une flambée du montant de l'épargne qui a encore battu des records en France et surtout une part des revenus qui sont épargnés historiquement élevé à 18%.
Comment alors expliquer cette appréciation des Français constamment négative sur les questions de pouvoir d'achat?
"Le décalage entre la perception et la mesure est structurel, rappelle Benoît Heilbrunn, professeur de marketing à l'ESCP Business School. Il est selon moi notamment entretenu par le discours entretenu par les distributeurs comme Leclerc qui victimisent en permanence les consommateurs en se faisant passer pour le chevalier blanc. Quand on répète en boucle à la télé "je vais t'aider avec mes promos et mes cartes de fidélité" ça finit par influencer l'opinion."
Ce point est sans doute une exception française. D'une part parce que la grande distribution y est plus puissante que chez nombre de nos voisins avec des géants comme E.Leclerc, Intermarché, Coopérative U, Carrefour et Lidl qui représentent à eux cinq plus de 70% des achats des Français.
Les patrons des enseignes, des influenceurs
Mais surtout -autre différence avec nos voisins- les patrons de ces enseignes sont des influenceurs qui façonnent l'opinion publique via leur passage dans des médias grand public. En Allemagne, en Italie ou au Royaume-Uni par exemple, les patrons de grands groupes de distribution n'interviennent quasiment que dans la presse économique pour y commenter leurs performances.
Si ces commerçants ont préempté le débat public sur la question du pouvoir d'achat c'est qu'ils se savent écoutés voire attendus. Le carburant augmente? Que va faire Leclerc? Les cours du cacao flambent? Intermarché va-t-il faire des promos sur le Nutella?
"Il n'y a qu'en France qu'on en parle autant, ça devient des sujets d'hystérie parfois, assure Benoît Heilbrunn. La consommation, c'est du prestige. Il faut avoir le smartphone dernier cri, l'écran LED dans le salon, les produits alimentaires de marque dans le placard sinon on se sent déclassé. Ce qui compte ce n'est pas ce que je consomme, mais ce que je consomme par rapport à celui que je considère être mon égal."
D'où le succès éclatant selon cet expert des enseignes de discount de type Action qui proposent des produits de grandes marques à prix bradés.
"En faisant ça, conclut-il, ces enseignes jouent un rôle politique. Les produits "inutiles" qu'elles vendent se révèlent très utiles puisqu'elles disent aux consommateurs: "en achetant ces marques, vous n'êtes pas un "nobody"."
*Une étude réalisée dans 10 pays européens auprès de 10.792 personnes, dont plus de 3000 en France.
