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Call-girl, scandales, fraudes, polémiques... L'histoire pas si rose de l'icône Barbie

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Alors que sort le très attendu premier film Barbie, retour sur les 64 années tumultueuses de l'existence de la plus iconique des poupées de la planète.

Une poupée qui favorise l'anorexie, qui conforte les petites filles dans leur rejet des maths, qui promeut un modèle de corps féminin totalement irréaliste… La longue histoire de la poupée Barbie, qui fête cette année ses 64 ans d'existence avec la sortie du très attendu film avec Margot Robbie, est loin d'être un conte de fées.

De l'accessoire vendu en 1965 sur lequel on peut lire "Don't Eat" ("Ne mangez pas") à la poupée parlante de 1992 qui affirmait sans complexe que "les maths c'est dur" en passant par les modèles de Skipper (la sœur de Barbie) dotée d'une poitrine gonflable en 1975… la poupée a fréquemment été au centre de polémiques ayant trait aux stéréotypes féminins.

"Quand on est une icône, on se fait toujours attaquer, c'est la rançon des leaders, estime Franck Mathais, spécialiste du jouet et porte-parole de JouéClub. Et quand vous faites des choses qui s'inscrivent au niveau de l'enfance et qui sont jugées par des adultes, il y a toujours un décalage."

Et pourtant, en dépit des critiques, des scandales au sein de la société Mattel ou de la concurrence qui a maintes fois tenté de la ringardiser (Jem de Hasbro dans les années 80, les Bratz de MGA dans les années 2000...), Barbie semble indestructible.

En 2022, la marque a signé la deuxième meilleure année de son histoire avec 1,5 milliard de dollars de ventes dans le monde. La meilleure étant 2021 avec près de 1,7 milliard de dollars. Déclinée en de multiples séries animées, univers et accessoires, la marque Barbie est désormais estimée à plus de 700 millions de dollars, son niveau le plus élevé jamais enregistré (20% de plus en un an).

2 millions de Barbie en France

Rien qu'en France, ce sont 2 millions de poupées Barbie qui ont été achetées en 2022. À elle seule, elle a représenté 20% de part de marché du rayon.

"Malgré les aléas concurrentiels et conjoncturels, elle reprend toujours son leadership", remarque Franck Mathais.

C'est que la poupée a, dès sa naissance, dû faire face à des vents contraires pour s'imposer. Voire pour seulement exister.

C'est au milieu des années 1950 que Ruth Handler, épouse de Elliot Handler cofondateur de Mattel avec Harold Matson (le nom Mattel est une combinaison de leurs noms), a l'idée de concevoir une poupée mannequin en voyant sa fille Barbara jouer avec des silhouettes en carton.

À l’époque, le marché du jouet pour les petites filles se compose exclusivement de poupées bébés. Proposer un jouet de femme adulte est alors jugé indécent. D'ailleurs, c'est lors d'un voyage en Suisse que Ruth tombe sur la poupée de ses rêves dans un magasin.

Barbie, indémodable icône féministe
Barbie, indémodable icône féministe
19:20

Baptisée Lilli, elle correspond en tout point à l'idée qu'elle se fait d'une poupée mannequin adulte. D'origine allemande, Lilli n'est pas vraiment un jouet pour enfant. À l’origine, elle était un personnage de bande-dessinée pour adulte publiée dans le tabloïd Bild Zeitung qui narre les aventures d'une jeune fille sexy au "passif de call-girl" pour rependre les termes de Ruth Handler.

Elle rentre aux États-Unis la valise pleine de poupées Lilli et confie à un certain Jack Ryan le soin d'en faire une copie. Designer et responsable de la R&D chez Mattel, cet ingénieur diplômé de Yale a fait carrière chez le fabricant d'armes Raytheon, pour lequel il participe à la conception de missiles.

Le scandale d'une poupée avec des seins

Débauché en 1955 par Mattel pour travailler sur des avions en jouet, Jack Ryan négocie alors un contrat en or qui le conduira à sa perte. Incapable de lui verser le même salaire que dans l'industrie de l'armement, le fabricant de jouets lui propose des royalties de 1,5% sur les ventes de chacune de ses créations. Pas de quoi mettre en péril les comptes de la compagnie qui est à l'époque un petit acteur du jouet.

D'ailleurs, ce n'est pas cette Barbie qu'il vient de créer sur la demande de sa patronne qui va changer grand-chose, pense-t-il alors. Les hommes de Mattel ne veulent pas entendre parler de cette poupée au corps de femme.

"L'idée c'était que les petites filles puissent s'imaginer adultes, racontera en 1994 Ruth Handler à la télé américaine. Or, toutes les femmes adultes qu'elles voyaient avaient des seins."

Même déconvenue quelques mois plus tard lorsque la dirigeante présente sa création au salon du jouet de New York de 1959. Les acheteurs de la distribution froncent les sourcils devant cette femme en plastique de 29 cm lorsqu'ils passent devant le stand Mattel. Le destin de Barbie ne repose alors plus que sur l'obstination de Ruth Handler qui joue son va-tout sur une dernière étude de marché.

Elle fait appel au psychologue autrichien et expert en marketing Ernest Dichter. Surnommé le "manipulateur", il mène des entretiens auprès de panels de consommateurs, principalement des mères de famille rebutées elles aussi par l'apparence du jouet qu'on leur met dans les mains. Mais c'est en entendant une petite fille vanter l'apparence soignée de la poupée que l'expert tient son accroche.

Le coup de génie marketing

"Il a compris que c'était la clé, explique MG Lord, auteure de Forever Barbie: The Unauthorized Biography of a Real Doll dans un documentaire Netflix. Si les mères avaient peur que leur fille soit vue comme une fille facile, elles étaient encore plus terrifiées par l'idée qu'elle ne trouve pas de mari. Si sa gamine pouvait prendre exemple sur Barbie pour se mettre à son avantage alors la mère était prête à oublier sa poitrine."

En orientant les entretiens dans ce sens, le psychologue autrichien recueille l'enthousiasme des mères du panel.

Finalement convaincus, les dirigeants de Mattel lancent la première production en série au Japon, dont les usines maîtrisent à l'époque le rotomoulage de plastique à bas coût. En parallèle, ils préparent une campagne marketing de grande ampleur. La première publicité se conclut logiquement sur une Barbie en robe de mariée.

"Un jour je serai exactement comme toi, je vais faire croire que je suis toi", chante la voix dans la réclame.

Le carton de Barbie est immédiat. La première année, 350.000 poupées s'arrachent dans les magasins. Les usines japonaises tournent à plein régime et peinent à suivre la demande.

Mais le deuxième coup de génie de Mattel, c'est la stratégie commerciale inspirée par celle du fabricant de rasoir Gillette. Vendue à un prix relativement abordable de 3 dollars, Barbie est accompagnée d'une série d'accessoires et mini vêtements cousus mains par des travailleuses à domicile japonaises sur lesquels la marque réalise de juteuses marges.

De quoi financer encore plus de nouveaux modèles avec les lancements de Ken, son petit ami, en 1961 (inspiré de Kenneth, le fils de Ruth et Elliot), Skipper, sa petite sœur, en 1964, plus la ribambelle de nouvelles Barbie (mannequin, journaliste, infirmière et même astronaute dès 1965).

Si Mattel se frotte les mains, il en est un autre qui vit comme un pacha à Hollywood: Jack Ryan. L'ingénieur, qui prend 1,5% dès qu'un produit Barbie est vendu dans le monde, s'est enrichi et vit sur les hauteurs de Los Angeles avec les multiples femmes qu'il épouse année après année, dont l'actrice star Zsa Zsa Gabor, en 1975.

Un succès que Mattel voit d'un mauvais œil. Dans les années 1970, alors que les ventes de Barbie s'essoufflent, la compagnie décide unilatéralement de couper le robinet à dollars du designer. S'ensuivra un procès de cinq ans qui se soldera par un accord à l'amiable mais qui plongera Jack Ryan dans la dépression, la drogue et l'alcoolisme. Il mettra fin à ses jours en 1991 après un accident vasculaire cérébral.

La "mère" de Barbie inculpée

Du côté de Mattel, la vie des Handler n'est guère plus rose. Ruth est inculpée pour fraude en 1978 suite à une enquête de la SEC, le gendarme de la Bourse américaine. Alors que les ventes de Mattel sont en chute libre, la dirigeante est accusée de falsifier les bons de commande. La "mère" de Barbie est écartée de la société et est condamnée à des heures d'intérêt général.

À cette période, la nouvelle direction, essentiellement masculine, tâtonne, multiplie les flops et essuie de nombreuses polémiques. Le monde a changé et les stéréotypes féminins ne passent plus dans les années 80.

Interrogée plus tard, Ruth Handler se défendra de ne jamais avoir souhaité être à l'avant-garde.

"Je n'ai jamais voulu changer le monde, j'ai voulu montrer le monde tel qu'il était, répondra-t-elle en 1994 à une journaliste américaine. À cette époque, les femmes n'étaient pas docteures mais infirmières."

Mais pour Barbie, les creux sont rapidement suivis de pics. Et après quelques années en retrait, la marque revient au premier plan dans les années 90. Le modèle "Ultra chevelure" sorti au début de la décennie reste à ce jour le plus vendu de l'histoire de Mattel.

Bis repetita à la fin des années 2000 avec le succès des Bratz et l'arrivée d'une nouvelle génération de mères plus sensibles aux questions d'inclusion et de représentativité. De nouveau, Barbie est pointée du doigt pour véhiculer des stéréotypes féminin et une imagerie rose bonbon un peu surannée. D'autant que les petites filles, à la différence des décennies précédentes, ne jouent plus à la Barbie passé 8-9 ans.

Il faut donc pour Mattel convaincre les parents au moins autant que les enfants. Ce sera le lancement des séries télés qui tournent l'univers de Barbie en dérision, des films d'animation empreints d'ironie et surtout de la déclinaison de nouvelles poupées pour davantage coller à la diversité.

"On a vu arriver des Barbie grandes, petites, rondes mais aussi des Barbie en fauteuil roulant, des Barbie atteintes de trisomie, rappelle Franck Mathais. Chez Mattel, ils savent que Barbie n'est pas invincible et que pour continuer à avoir du succès, elle doit évoluer avec la société."

Si Barbie reste une icône malgré les années, les polémiques et les scandales, c'est qu'elle a peut-être un costume que ses concurrentes semblent ne pas avoir: celui de caméléon.

Frédéric Bianchi
https://twitter.com/FredericBianchi Frédéric Bianchi Journaliste BFM Éco