Le créateur du web juge durement ce qu'est devenue sa création, et veut redonner le contrôle aux utilisateurs, les protéger de l'IA

"Le web est-il encore libre aujourd'hui? Non, pas du tout." Dans une tribune publiée dans le Guardian, Tim Berners-Lee, co-créateur du World wide web (ou plus simplement du "web"), dresse un portrait critique de qu'est devenu ce qu'il a conçu il y a plus de 30 ans.
Alors qu'il travaillait pour l'Organisation européenne pour la recherche nucléaire (le Cern), il raconte qu'il a réussi à convaincre ses responsables qu'il fallait distribuer gratuitement et mettre dans le domaine public ses idées afin de "libérer la créativité et la collaboration à l'échelle mondiale". Trente ans plus tard, il ne regrette pas ce choix, mais fait un constat amer.
Redonner le pouvoir aux utilisateurs sur leurs données
Pour comprendre ce qu'il veut dire, il faut d'abord faire la différence entre "internet" et "web". Le premier est un ensemble de réseaux liés entre eux, le second est une application qui utilise ces réseaux, au même titre que les mails, les chats, la voix sur IP, etc. D'une certaine manière, le web est une interface visuelle, un système hypertextuel, qui permet d'afficher des informations mises en forme et hébergées sur des sites. Pour les consulter, il faut donc utiliser un navigateur "web", et non internet.
"Nous constatons qu'une poignée de grandes plateformes récolte les données privées des utilisateurs pour les commercialiser ou même des gouvernements répressifs. Nous voyons des algorithmes omniprésents qui créent une dépendance de par leur conception et qui nuisent à la santé mentale de nos adolescents," explique-t-il.
Tim Berners-Lee va même plus loin en affirmant que "sur de nombreuses plateformes, nous ne sommes plus des clients mais le produit". Une pique envoyée aux réseaux sociaux, mais aussi aux entreprises spécialisées dans l'intelligence artificielle, qui se nourrissent des interactions et des données des gens qui s'y inscrivent. Pour Tim Berners-Lee, la situation est contraire à l'intention initiale de la création du web: "Il y a des contenus délibérément préjudiciables qui conduisent à la violence dans le monde réel."
Fustigeant la diffusion de fausses informations, devenue monnaie courante, il souhaite "redonner le pouvoir" à l'individu en développant un standard qu'il conçoit avec ses équipes du MIT depuis une dizaine d'années.
La nécessité d'un standard pour éviter les monopoles
Il s'agit de Solid, dont les applications ne sont pas propriétaires des données des utilisateurs: "Plutôt que d'être dans d'innombrables endroits distincts sur Internet, vos données sont en un seul endroit, contrôlées par vous."
En clair, il s'agit de pouvoir rassembler en un seul et même endroit toutes les données que vous accumulez sur le web, allant des commentaires sur Facebook aux vidéos Youtube, en passant par des publications Reddit et votre séance de sport avec votre montre connectée.
"Vous générez toutes ces données; vos actions, vos choix, votre corps, vos décisions. Vous devriez les posséder," lance Tim Berners-Lee.
C'est tout spécialement l'emballement autour de l'intelligence artificielle qui concentre le plus gros de ses critiques. Il estime qu'il est nécessaire de réclamer que les IA génératives utilisent des cadres légaux et de bonnes conduites: "Les réseaux sociaux nous ont appris que le pouvoir repose sur les monopoles contrôlant et récoltant les données personnelles. Nous ne pouvons pas laisser la même chose se produire avec l'IA."
Son voeu est donc de réitérer ce qu'il s'est passé avec le World wide web, à l'époque où le Cern a proposé sans aucune contrepartie une technologie à tout le monde. Il convient qu'une telle possibilité pour l'IA est difficile, d'autant qu'il faut "une volonté politique". Pour tenter de ralier des gens à sa cause, il demande la création d'un organisme à but non lucratif "semblable au Cern": "Nous pouvons redonner du pouvoir aux individus et reprendre le web, il n'est pas trop tard." Pas certain que les GAFAM soient d'accord avec lui.