Chine: pourquoi les jeunes se tournent massivement vers les chatbots IA pour parler de leur santé mentale

Une jeune fille tient des drapeaux, assise sur les épaules de son père, place Tian'anmen, après la cérémonie de lever du drapeau national et le lâcher de colombes lors des célébrations de la Fête nationale, le 1er octobre 2025 à Pékin, en Chine. Ces événements marquaient le 76e anniversaire de la fondation de la République populaire de Chine. - KEVIN FRAYER / GETTY IMAGES ASIAPAC / GETTY IMAGES VIA AFP
C’est un phénomène qui n’est pas nouveau dans le monde, mais qui prend de l’ampleur en Chine. Alors que l'Organisation mondiale de la santé estime que la Chine compte 54 millions de personnes en dépression et 41 millions de Chinois souffrent d'anxieté, tandis que le taux de suicide va croissant depuis 2018. Des chiffres qui ont été évidemment gonflés par la pandémie de Covid. Dans tout l'Empire du Milieu, les jeunes et les citadins, déjà familiers des thérapies en ligne, se tournent de plus en plus vers les chatbots IA pour gérer leur santé mentale. Sur les réseaux sociaux, nombreux sont ceux qui partagent leurs échanges intimes avec ces assistants virtuels, espérant ainsi soulager anxiété, dépression ou difficultés relationnelles.
Cette tendance n’est en outre pas propre à la Chine. Selon une récente étude de la Harvard Business Review, l’accompagnement psychologique figure parmi les principales utilisations des chatbots dans le monde. Une enquête menée par la plateforme Soul et le Centre de santé mentale de Shanghai révèle d’ailleurs que près de la moitié des jeunes Chinois interrogés ont déjà utilisé un chatbot IA pour aborder ces sujets.
Le média Rest of World, qui couvre les sujets technologiques en dehors des pays occidentaux, a exploré ce phénomène. Dans ses colonnes, Jiying Zhang, nutritionniste et coach santé, partage son expérience: après quatre ans de thérapie traditionnelle, elle a testé le chatbot DeepSeek et en a été immédiatement convaincue. L’IA lui offrait un soutien instantané - un soutien qu'on peut même qualifier d'inconditionnel, qui est parfois à l'origine de dérives gravissimes, puisque le chatbot valide très souvent la position de son interlocuteur sans nuance ni remise en question. Quoi qu'il en soit, l'IA fournissait à Jiying Zhang une multitude d’informations et une personnalisation inspirée de ses figures préférées, comme le psychologue Carl Rogers ou l’auteure Cheryl Strayed.
Un "marché" en pleine expansion
Face à l’augmentation des troubles mentaux, surtout chez les jeunes, start-up et géants technologiques chinois multiplient les innovations. Avant la récente explosion de l'IA générative, des applications proposaient déjà des services avec des forfaits à l'heure pour mettre en relation des "écouteurs professionnels" et des clients, comme l'application Tianwei et son application Petits anges... Depuis la montée en puissance des chatbots, plus d’une dizaine de plateformes, telles que Good Mood AI Companion ou Lovelogic, sont déjà référencées dans le registre officiel des algorithmes approuvés. Des acteurs comme KnowYourself, Jiandanxinli ou JD Health (filiale du géant du commerce en ligne JD.com, NDLR) ont aussi lancé leurs propres outils, à l’image du compagnon thérapeutique “Petit univers pour discuter et guérir”.
Cette croissance fulgurante des thérapeutes virtuels s’explique en partie par les lacunes du système de santé mentale chinois: près de 80 % des hôpitaux généraux n’ont pas de service psychiatrique. Selon les derniers chiffres très parcellaires et disponibles auprès de l'Organisation mondiale de la santé et datant de 2017, la Chine compterait 2,2 psychiatres et psychologues pour 100.000 personnes.
De fait, les consultations sont rares, chères et souvent à la charge des patients, surtout en zone rurale. À titre d’exemple, Shanghai compte 12 fois plus de thérapeutes pour 100 000 habitants que le Ningxia (région du centre du pays), un fossé que les plateformes en ligne tentent de combler.
L'Association des psychologues américains avançaient un argument pour expliquer cette pénurie en 2019. Une loi sur la santé mentale, votée en 2013 et destinée à protéger le public contre d'éventuels charlatans, empêcherait les psychologues en Chine de proposer des psychothérapies, sauf s'ils travaillent dans des hôpitaux avec des patients qui ont été diagnostiqués par un psychiatre. Les psychologues se retrouvent alors dans une situation où ils ne peuvent que jouer le rôle de conseiller ou de support psychosocial. Dès lors, la différence avec des chatbots peut paraître ténue.
Gestion des risques
Mais un problème se pose. En Chine, l’encadrement des chatbots thérapeutiques reste vague: bien que l’Administration du cyberespace impose aux entreprises “de tester leurs IA contre 31 risques”, ces contrôles se concentrent surtout sur la lutte contre la désinformation, négligeant la prévention du suicide ou la protection de la santé mentale.
Par ailleurs, les initiatives publiques en santé mentale privilégient la stabilité sociale à l’accompagnement individuel, comme en témoignent la création d’une ligne d’écoute et de centres régionaux "après des incidents en 2024", ainsi que le déploiement récent de travailleurs sociaux chargés de surveiller les personnes en difficulté.
Une législation vague, à l’instar du reste du monde, où l’on tâtonne encore. Aux États-Unis par exemple, la régulation des chatbots d’IA reste fragmentée: après des témoignages de parents endeuillés accusant ces outils d’avoir encouragé l’automutilation, la FDA (Agence américaine des produits alimentaires et médicamenteux) a créé un comité pour encadrer leur usage en santé mentale, et plusieurs États, comme l’Illinois, le Nevada ou l’Utah, interdisent désormais aux IA de se présenter comme thérapeutes.
Mais ces règles n’empêchent pas leur utilisation pour un soutien émotionnel, une dépendance qui inquiète certains chercheurs, qui y voient un facteur d’isolement croissant. D'autant que les chatbots