"Wednesdays" ou comment le jeu vidéo veut libérer la parole autour de l’inceste

Wednesdays - The Pixel Hunt / Arte
Pierre Corbinais ne cache pas la situation. L’inceste et les violences sexuelles sur mineur, il ne connaît que trop bien pour en avoir été, lui aussi, victime quand il était enfant. "Avoir l’idée de traiter un tel sujet, ça ne vient pas du jour au lendemain. Je suis concerné par le sujet, car j’ai été victime d’inceste, donc c’est quelque chose qui a toujours été là", confie-t-il sans détour à Tech&Co.
Loin de lui l’idée de faire un jeu thérapeutique. Il a surmonté cette phase et la colère qui l’accompagne depuis longtemps. Depuis le Covid même. "La première pierre du jeu a quelque part été posée en 2020, pendant le confinement. J’ai fait un petit jeu dans mon coin, une fiction interactive, avec des textes et des choix, qui traitait déjà un peu de ça", explique l’homme à la baguette de Wednesdays, le premier jeu qu’il gère d’un bout à l’autre avec le studio The Pixel Hunt (The Wreck). "Il y avait davantage de colère à l’époque, c’était un truc émotionnel. Je n’ai plus ça."
Ce sera néanmoins la "première petite étincelle" qui lui donne envie d’aller plus loin dans le traitement du sujet. Surtout que les retours qu’il reçoit le touchent et l’incitent à garder cela dans un coin de sa tête. Sans travail, il se plonge dans le projet Wednesdays quelques années plus tard après avoir vu un spectacle de marionnettes traitant du sujet de l’inceste avec légèreté et humour pour mieux faire passer le message.
Sensibiliser sans montrer
Habitué de la narration (Haven, Enterre-moi mon amour), Pierre Corbinais opte alors pour une direction artistique colorée et rétro pour parler de sujets forts - les violences intrafamiliales, l’inceste, les attouchements sexuels - qu’ils ne montrent jamais. S’ils sont fortement suggérés, sous-entendus, l’idée n’était pas de mettre des images explicites. Cela reste un jeu et le message n’en est que plus fort. Par précaution, des avertissements sont néanmoins affichés quand les séquences peuvent heurter les joueurs et personnes vulnérables. Libre à chacun ensuite de poursuivre la narration.

Wednesdays se présente sous la forme d’une bande dessinée qui commence un mercredi entre Tim, alors enfant, et sa grand-mère. On opte pour les choix des dialogues, les actions et on accompagne le narrateur dans son histoire. Et puis, soudainement, le jeu se fait de pixels et l’on découvre, sur l’ordinateur d’un adulte (la tête en forme de carton, comme pour se cacher), un jeu baptisé Orco Park sous forme de parc d’attractions à construire.
Le parc d’attractions, qui sert un peu de refuge spirituel et de mémoire d’enfant, symbolise ainsi les souvenirs parfois douloureux, enfouis au plus profond de nous. Il est une métaphore, mais aussi un moyen de revivre ses souvenirs différemment. On construit son parc petit à petit et chaque manège, chaque zone renvoie à une situation du passé que l’on traverse dans l’ordre souhaité. Un aspect enfantin qui tranche volontairement avec les thèmes graves abordés.

Et pourtant, le parc a bien failli ne pas voir le jour, car Pierre Corbinais s’était censuré. "J’avais écarté le parc au moment où je suis allé présenter le projet à Arte (qui produit le jeu, NDLR). Il ne restait que l’homme à son bureau avec plein d’objets rappelant son enfance", explique-t-il. "Ils n’ont pas été emballés et m’ont même dit que c’était 'un peu nul'. Alors j’ai ressorti l’idée du parc et ils l’ont ressuscité."
Le jeu vidéo pour ouvrir la discussion
Quand on lui demande pourquoi il a choisi le style très joyeux, lumineux et pastel des illustrateurs Exaheva et Nico Nowak, Pierre Corbinais explique avoir voulu une approche visuelle "qui soit moins intimidante pour les joueurs" afin de "désamorcer l’aspect dramatique du sujet". "Je voulais faire exister un espace où le sujet peut être abordé, partagé, nommé", résume le créateur du jeu, qui cherchait avant tout un langage émotionnel et de l’interactivité pour transmettre une sensation, un souvenir, mais aussi un malaise. Wednesdays n’est pas là pour choquer, mais pour faire prendre conscience aux victimes qui n’osent pas parler et à leurs proches qui ne réalisent pas forcément ce qu’il se passe.

Tout repose sur la suggestion, l’évocation et chacun en fera l’interprétation qu’il veut. On comprend sans que le jeu ait à nous l’expliquer et cela crée aussi un malaise un peu plus palpable. Mais jamais Wednesdays ne se veut gênant ou démonstratif. Il fait s’interroger, regarder autour de soi et réfléchir à ce que le passé garde en mémoire. Vingt ans après, Tim le héros réalise ce qu’il lui est arrivé dans sa jeunesse et l’adulte qu’il est devenu. Il comprend la différence entre ce qui était "normal" et ne l’était pas.
"Je voulais parler de la façon dont la mémoire traumatique fonctionne, comment parfois, les souvenirs reviennent et on ne sait plus les replacer dans le temps. Mais il y a des œuvres qui peuvent activer la mémoire. Les jeux vidéo de l’enfance en font partie", expliquer Pierre Corbinais.
Inceste, sexualité enfantine, plaisir subi ou phobie d’impulsion, le jeu n’écarte quasiment aucun sujet délicat. Pierre Corbinais avoue avoir retrouvé une forme de bien-être avec le temps. Wednesdays l’aura sans doute aussi aidé à peaufiner le tout et il espère surtout que cela va aider à libérer la parole des victimes. "L’existence même du jeu encourage à parler", avance-t-il. "Mon intention était de faire une œuvre pour faire parler par les sujets, de sensibiliser et d’encourager à en parler."
Le jeu vidéo peut être ce catalyseur nécessaire. Cela fonctionne souvent très bien pour les jeux traitant de la maladie mentale, du burn-out ou d'autres soucis psychologiques. Alors pourquoi pas pour les situations plus difficiles traversées par d'autres? Ce que le créateur de Wednesdays espère avant tout, c’est que le jeu soit un prétexte et une aide à ouvrir la conversation. Qu’il touche les victimes, mais pas seulement. Sans prétention ni effets de style, le jeu s'en donne les moyens, avec sincérité et sérieux, une touche d'humour et d'humain aussi parfois. Les meilleurs arguments pour aborder un tabou qui libère la mémoire sous forme la forme d'un acte fort et puissant pour un sujet douloureux et fragile.
WEDNESDAYS - Disponible sur PC et Mac, Démo disponible sur Steam et Itch.io.