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Comment la gauche veut contrer la popularité de Jordan Bardella sur Tiktok

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Pour contrer la popularité du Rassemblement national sur Tiktok, les militants du Nouveau Front populaire inondes les plateformes. Avec un objectif: occuper avec humour le terrain numérique.

"Monsieur le ministre, vous êtes un petit malin." La pique de Sébastien Delogu, adressée en novembre dernier à Gabriel Attal, tourne en boucle sur les réseaux sociaux. Dans de courtes vidéos diffusées en masse sur X, ex-Twitter ou Tiktok, on peut ainsi apercevoir le député LFI sortant fumer sa cigarette électronique ou caresser un chaton sur une musique entrainante tout droite sortie des années 2000. Le tout, accompagné d'un montage dynamique et d'un filtre rose à paillettes.

Depuis une dizaine de jours, internet est envahi "d'édits", ces montages vidéo dynamiques et kitschs de séquences mettant en scène une célébrité. On peut ainsi apercevoir des effets visuels arc-en-ciel, paillettes ou flammes. Le tout, entrecoupé de phrases chocs, et parfois d'images sexualisées, sur une musique entraînante.

Sébastien Delogu s'affiche sur les réseaux avec un chaton dans les bras, Philippe Poutou (NPA) multiplie les réponses chocs derrière un filtre rose à paillettes et Sandrine Rousseau (Europe Ecologie-Les Verts) est ensevelie derrière des effets explosion, à la manière d'une héroïne de film d'action.

Concurrencer l'effet Tiktok de Bardella

Loin d'être une énième tendance absurde venue des réseaux sociaux, ici, l'objectif est clair: occuper le terrain numérique. En effet, la popularité de Jordan Bardella sur Tiktok n'est plus à prouver. Pour les élections européennes, le candidat du Rassemblement national (RN) a fait campagne auprès des jeunes directement sur l'application de vidéos courtes à coup d'hommage au rappeur Jul, de "mèmes", et de petits verres de bière.

Une stratégie gagnante. Le compte Tiktok de la tête de liste du parti cumule plus d'1,6 million d'abonnés et près de 40 millions de j'aime. Ses vidéos, elles, dépassent régulièrement le million de vues. Ce qui en fait l'un des politiques français les plus puissants de la plateforme. D’après Ipsos, le RN a séduit 25 % des votants de 18 à 24 ans au scrutin européen.

Face à ce succès indéniable, les militants du Nouveau Front populaire s'interrogent. Comment faire barrage à Jordan Bardella en ligne, et surtout, comment séduire directement les jeunes sur les réseaux sociaux.

"L'objectif, c'est d'occuper l'espace, et de ne pas laisser le terrain de Tiktok à l'extrême droite qui, selon ses propres mots, a 'gagné la bataille culturelle sur internet'", analyse Romain Fargier, chercheur en science-politique au Cepel (université de Montpellier).

Ce n'est pourtant pas la première fois que la gauche s'aventure sur les réseaux sociaux. Jean-Luc Mélenchon est l'une des personnalités politiques les plus suivies sur Tiktok avec 2,4 millions d'abonnés.

"Pendant longtemps, l'extrême gauche s'est tournée vers la vulgarisation des enjeux politiques. L'extrême droite, de son côté, mise plutôt sur l'humour et le pathos pour dédiaboliser leurs idées", rappelle Romain Fargier.

Depuis peu, "la gauche tente de jouer sur le terrain de l'humour et multiplie ce type de contenus plus légers", poursuit le chercheur.

"Tout est parti d'une blague"

Et pour certains internautes, la réponse est toute trouvée. "Il faut vraiment débloquer les beaux gosses de la gauche en costume pour les 'édits' Tiktok", écrit une utilisatrice sur Twitter. "Foutez Delogu torse-nu qui s’étale de l’huile sur les pecs, créez un compte Booktok à [Alexis] Corbière, je ne sais pas, faites quelque chose", ajoute une autre.

Lancée avec une pointe d'humour, l'idée fait rapidement son chemin auprès des militants. D'abord chez les communautés de fans de k-pop, ou encore de Taylor Swift, grands habitués des "édits".

"Ca n'a ni été soufflé par un élu, ni par le GQ. Tout est parti d'une blague", confirme Johan, derrière le compte Edits du peuple, suivi par 1.200 abonnés.

"Après les résultats des européennes et la dissolution de l'Assemblée nationale, les militants de gauche étaient un peu dépités. Pour rire, certains ont proposé de reprendre les codes des édits de fans en les appliquant aux politiques", détaille à Tech&Co celui qui est lui-même fan de K-pop depuis 15 ans.

En effet, ces formats sont particulièrement populaires auprès des groupes de fans sur internet, qui réalisent des mini-vidéos ultra rythmées à la gloire du sourire, de la beauté ou du corps de leurs chanteurs et acteurs préférés.

La force du collectif

"On pensait que ça allait durer une nuit, maximum", sourit le trentenaire. Mais rapidement, la machine s'emballe. Les utilisateurs sont de plus en nombreux à partager des "édits" de candidats de gauche sur Twitter, Instagram ou Tiktok. Les centaines de millions de vues et les likes s'accumulent au rythme du partage de ces montages kitschs.

A tel point que certains militants se sont regroupés via des forums Discord ou des conversations Instagram pour coordonner leur production d'édits le temps de la campagne. "C'est un travail coopératif", constate Johan, membre d'un Discord qui regroupe une soixantaine de militants.

"Certains préfèrent trouver les rushs, d'autres faire du montage, d'autres gèrent les réseaux. On partage notre savoir-faire pour mener au mieux la campagne", raconte le Lyonnais à Tech&Co.

Trois formats sont produits par cette usine à édits: les vidéos pour vanter le charisme des candidats, des contenus didactiques pour mettre en avant les programmes et d'autres pour décortiquer les "fausses promesses du RN".

"Ces montages peuvent paraître ridicules", admet Vivi, alias Staraccswiftie1 sur X, à l'origine de nombreux "édits" populaires sur la plateforme. "Mais c'est tout le contraire. C'est une façon de montrer que la politique est accessible à tout le monde, et de faire connaître les personnalités de gauche. Certaines personnes me demandent en commentaires d'expliquer qui est la personne présentée, les idées du candidat ou ce qu'il a fait."

Transformer les likes en vote

Et l'étudiante de 20 ans est loin d'être la seule de cet avis. Tous les acteurs interrogés sont unanimes: ces vidéos sont une porte d'entrée des jeunes vers la politique et visent à transformer les likes en vote.

"Il n'y a pas de corrélation directe entre la popularité sur les réseaux sociaux et les résultats électoraux", nuance Romain Fargier. Il reste en effet difficile de mesurer précisément la part des utilisateurs de Tiktok transformés en électeurs aux européennes. Pour autant, "les contenus augmentent le capital sympathie et la notoriété des politiciens."

Un phénomène qui n'a pas échappé à l'oeil des politiques, ravis de voir leur communication assurée en ligne par les internautes. A tel point qu'ils commencent à produire leurs propres édits, ou à demander de l'aide directement aux militants.

"Sur les différents comptes, nous recevons des dizaines et des dizaines de messages privés de candidats qui nous demandent si on peut créer des édits sur eux", s'enthousiasme Johan.

En effet, tous les candidats n'ont pas les équipes, ou les connaissances nécessaires, pour suivre la tendance. "Sébastien Delogu a même proposé d'offrir un Kebab au meilleur édit."

C'est d'ailleurs Vivi qui a remporté la victoire. "J'étais un peu sous le choc. Je ne savais pas comment réagir", reconnaît-elle. Depuis deux semaines, cette fan de la Star Academy et de Taylor Swift a changé la ligne éditoriale de son compte. Désormais, elle diffuse des "édits" militants à tour de bras et partage des informations sur le Nouveau Front populaire. Au coeur de ses édits: le désormais très célèbre Sébastien Delogu.

Delogu, la nouvelle mascotte de la gauche

Pourtant, rien ne prédestinait la Corrézienne à choisir le député marseillais sortant pour réaliser ses "édits". "Je me suis dit que le personnage pouvait plaire, physiquement il plaît aux internautes et il avait récemment fait parler de lui en ayant brandi le drapeau palestinien à l'Assemblée."

Un pari gagnant puisque l'ancien chauffeur de taxi est devenu une véritable mascotte du Nouveau Front populaire sur les réseaux, au point de s'afficher avec l'influenceuse Maeva Ghennam.

La star du parti compte désormais 350.000 abonnés sur Tiktok. Soit 20.000 de plus que la semaine dernière, et trois fois plus que Manon Aubry, la candidate de son groupe aux européennes.

A l'instar de Jordan Bardella, Sébastien Delogu est parvenu à adopter les véritables codes des réseaux sociaux. En dehors des traditionnelles interviews et meeting, on peut voir le trentenaire prendre un verre en terrasse, caresser un chaton ou partager en story Instagram son barbecue du dimanche.

Romain Fargier refuse de parler de starification des candidats. Il préfère le terme "influenceurisation" de la vie politique.

"Certains politiques se transforment en véritables influenceurs et utilisent des techniques éprouvées. Par exemple, ils misent sur des contenus volontairement amateurs comme des selfies ou des vlogs, jouent sur le spectacle ou l'émotion. Ou encore, des stratégies de proximité factice."

Un moyen pour le député sortant de simuler un rapprochement avec les électeurs. "Entre les 'édits', ses story Instagram et ses Tiktoks, Sébastien Delogu a gagné près de 60.000 abonnés en une semaine sur son canal de diffusion Instagram", chiffre Johan. Il y partage des moments de son quotidien, des selfies et surtout, ses idées et le programme qu'il défend. De quoi renforcer les chances du candidat de remporter quelques voix supplémentaires au prochain scrutin.

Mais la mobilisation en ligne ne se résume pas à des "édits" et des tiktok de politiques. Ces derniers jours, les militants redoublent d'inventivité. La preuve avec le site 24x36, dont le nom est un clin d'oeil au Front populaire de 1936 et à celui de 2024. Monté en quelques heures, ce site internet propose des affiches colorées et pleines d'humour à la faveur du rassemblement des partis de gauche.

Ici, le principe est simple: un formulaire à remplir sur le site permet à n'importe qui de générer un visuel. Les internautes sont ensuite libres de les réutiliser gratuitement. Au programme, une image d'Aya Nakamura qui scande "Oh Jojo, y'a pas moyen Jojo" (en référence à Jordan Bardella), un cliché de Léon Blum avec l'inscription "Quand notre coeur fait Blum" et plusieurs jeux de mots avec le mont "front".

Et le succès est au rendez-vous. En trois jours, le site enregistre 100.000 connexions et un millier d’affiches ont été déposées sur le formulaire en ligne. Sur Twitter, ces illustrations essaiment et se repartagent en masse. Certaines dépassent les 100.000 vues.

Une campagne en ligne donc, qui s'exporte également sur le terrain. En effet, des militants du mouvement les ont même imprimées pour en faire des affiches à brandir lors des mobilisations. Des centaines de panneaux 24x36 ont ainsi été vus pendant les manifestations contre l'extrême droite, ces 15 et 16 juin derniers.

Salomé Ferraris