L'inflation va-t-elle faire son grand retour en 2021?
C'est la question qui agite les débats entre économistes depuis plusieurs semaines: va-t-on assister au retour brutal de l’inflation en Europe après des années de faibles augmentations des prix? Ceux qui alertent sur ce risque mettent en tout cas en avant plusieurs éléments susceptibles selon eux d’enclencher une spirale négative à laquelle il serait difficile d’échapper.
D’abord, préviennent-ils, l’année 2021 devrait être marquée par un fort rebond de la demande des consommateurs qui, une fois les restrictions sanitaires levées grâce à la vaccination contre le Covid-19, se précipiteraient dans les magasins pour dépenser l’épargne accumulée tout au long de l’année 2020. Au risque de mener à un déséquilibre avec l’offre, et donc à une hausse des prix.
Tensions sur les matières premières et plan Biden
Un tel scénario surviendrait dans un contexte déjà marqué par des pénuries de matières premières liées à la forte reprise de l’économie entamée au second semestre 2020, notamment en Chine. Avec pour conséquence une flambée des prix de l’acier, du fil de cuivre, du plastique, du bois, du blé… Du côté du transport de marchandises, les pénuries de conteneurs ont également conduit à une hausse des prix du fret maritime.
Autant d’ingrédients qui contraignent certaines entreprises à répercuter ces hausses de coûts sur le consommateur. "Chez Gys, on est arrivé en fin d’année (2020) avec une inflation qui était nulle, puis on a vu nos fournisseurs hausser leurs tarifs (…). On a été conduit à faire quatre hausses de prix sur nos produits", illustre Bruno Bouygues, président de l’entreprise spécialisée dans le matériel de soudage et la réparation de carrosserie, évoquant une augmentation "de l’ordre de 8% en deux mois".
Ajoutés à cela, les rachats massifs de titres publics par les banques centrales pour maintenir les taux d’intérêt au plus bas. Cette politique monétaire accommandante a permis aux Etats de se financer à moindre coût et à mettre en œuvre des plans de relance comme aux Etats-Unis où l’administration Biden a élaboré un plan de 1900 milliards d’euros, lequel prévoit, entre autres, la distribution de 400 milliards de dollars sous forme de chèques pour stimuler la demande.
Or, ce dernier est jugé surdimensionné par certains experts qui mettent en garde contre une surchauffe de l’économie américaine.
"Je fais partie de ceux qui pensent que le plan américain est calibré un peu trop haut et que cela va avoir des effets inflationnistes" alors que "les capacités de production commencent à être tendues. (…) Ce n’est pas parce qu’on n’a pas vu d’inflation depuis dix ans qu’elle ne va pas repartir, je pense qu’il y a un risque", a fait valoir sur BFM Business François Ecalle, président de Fipeco et ancien rapporteur général sur les finances publiques.
Dans une interview à Handelsblatt, l’ancien chef économiste du FMI, Olivier Blanchard, a lui aussi fait part de ses craintes, estimant que le plan de relance américain est "bien plus important que nécessaire" et qu’il pourrait réveiller "le monstre de l’inflation".
Phénomène temporaire
Un monstre qui, par contagion, finirait par gagner l’Europe. De premiers signaux montrent d’ailleurs une remontée des prix au sein du Vieux continent: alors que l’inflation s’établissait à -0,3% fin 2020 dans la zone euro, elle a atteint +0,9% début 2021. Pas de quoi s’alarmer pour autant, le phénomène demeurant largement contrôlable. Rappelons de surcroît que la Banque centrale européenne (BCE) a pour mission le maintien de la stabilité des prix et vise en théorie une inflation inférieure mais proche de 2%, seuil censé lui offrir une marge de sécurité contre la déflation.
En réalité, les projections alarmistes tablant sur le retour d’une forte inflation incontrôlable en Europe ne convainquent pas grand monde.
"On anticipe surtout une inflation américaine avec un hausse probablement au-dessus de 2% vers mai-juin. Mais il s’agira d’un phénomène temporaire déjà intégrée par les banques centrales", explique à BFM Business Christopher Dembik, directeur associé et senior économiste chez Berenberg.
Selon lui, la hausse modérée des prix s’achèvera dès que les tensions sur les chaînes d’approvisionnement des matières premières s’apaiseront. Même constat pour Christian Chavagneux, éditorialiste à Alternatives Economiques. S’il conçoit des augmentations momentanées, il réfute tout argument allant dans le sens d’une inflation durable sous l’effet du plan de relance américain:
"Pratiquement personne ne croit à l’inflation. Parce que dans une économie ouverte, quand vous relancez la demande intérieure et que vous avez des tensions sur l’appareil productif, ça augmente les importations. (…) A chaque fois, cela se traduit par un creusement énorme du déficit commercial américain", souligne-t-il. Et d’ajouter: "Je pense qu’il n’y aura pas d’inflation aux Etats-Unis avant très longtemps. Il y aura des augmentations de prix relatifs, le pétrole, les semi-conducteurs… mais il n’y aura pas d’inflation". "Anticiper un retour de l'inflation en Europe du fait d'un possible retour de l'inflation aux USA est une erreur de diagnostic", abonde Jezabel Couppey-Soubeyran, économiste et maîtresse de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Les anticipations d'inflation, principal risque?
Au final, le principal facteur qui pourrait conduire à une réelle reprise de l’inflation semble surtout reposer sur la remontée des anticipations de cette même inflation. Elle peut en effet conduire les agents économiques à adopter, à tort ou à raison, de nouveaux comportements en matière d’épargne, de consommation ou d’investissement, eux-mêmes propices à l’augmentation des prix.
"Si l’on constate simplement une hausse ponctuelle des prix, ce n’est pas de l’inflation. Mais le problème c’est lorsque les prix commencent à augmenter et que les gens anticipent qu’ils vont continuer à augmenter", relève François Ecalle.
L’augmentation récente des rendements des emprunts d'Etat des pays de la zone euro témoignent justement du retour de ces anticipations d’inflation qui pourraient devenir problématique sur le long terme. "Si on a une tendance durable de hausses des anticipations d’inflation, les banques centrales n’auront d’autres choix que d’accentuer leur politique monétaire" en relevant les taux directeurs pour freiner la poussée inflationniste, note Christopher Dembik. Ce qui nuirait par ailleurs à la capacité des Etats à se financer à peu de frais et à rembourser leurs dettes.
"La grande dimension du plan de relance américain très orienté vers le soutien à la demande peut faire craindre un retour de l'inflation aux US qui peut conduire les investisseurs internationaux à anticiper son retour à plus large échelle" et ces anticipations "peuvent avoir un côté auto-réalisateur en élevant les coûts de financement et les coûts de production", confirme Jezabel Couppey-Soubeyran.
Dans un tel contexte, "la BCE pourrait être amenée à relever ses propres anticipations d’inflation, ce qui la rapprocherait de sa cible d’une inflation de 2%, ce à quoi elle ne parvient plus depuis longtemps", poursuit l’économiste. Selon elle, "ce ne serait donc pas une si mauvaise nouvelle pour la BCE" bien qu’elle "ne devrait pas pour autant la conduire à relever ses taux de sitôt car la situation conjoncturelle de la zone euro ne le permet pas pour le moment, et surtout, il s’ensuivrait un risque d’insoutenabilité des dettes souveraines des pays de la zone euro".
La BCE calme le jeu
Reste que la BCE n’a pas tardé à intervenir pour calmer toute nervosité sur les marchés. "Elle a bien réagi en disant qu’elle allait accroitre les rachats d’actifs", affirme Christopher Dembik. En clair, pas de remise en cause de la politique monétaire de prévu à court terme.
La présidente de la BCE, Christine Lagarde, a même nié tout risque de forte hausse des prix à l’avenir, indiquant que "l’inflation pourrait atteindre 2%" d’ici quelques mois mais uniquement en raison de "certains facteurs transitoires et d’une hausse des cours de l’énergie" et "ces facteurs devraient s’estomper au début d’année prochaine".
Dans le même temps, la faiblesse de la demande et "la forte atonie" sur le marché du travail constituent de puissants freins à un dérapage des prix, assure la BCE. Ainsi, l’institution n’a pas jugé justifiées les anticipations d’inflation constatées récemment, elle qui table sur une inflation en hausse à 1,5% en 2021 puis à un repli à 1,2% en 2022. C’est toujours plus qu’aujourd’hui, mais encore très loin de la flambée inflationniste redoutée par certains.