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Procès de Jean-Charles Naouri: l’ancien patron de Casino tient sa revanche sur le PDG de Carrefour

Le PDG de Casino, Jean-Charles Naouri et celui de Carrefour, Alexandre Bompard.

Le PDG de Casino, Jean-Charles Naouri et celui de Carrefour, Alexandre Bompard. - ERIC PIERMONT / AFP

Aujourd’hui s’ouvre le procès de Jean-Charles Naouri, accusé d’avoir manipulé le cours de Bourse de Casino en 2018. Sa bataille contre son rival, Alexandre Bompard, sera au cœur des audiences. Révélations sur le jeu trouble de ce mariage avorté entre Casino et Carrefour.

Il est impassible, silencieux et ne laisse transparaitre aucune émotion. "Avez-vous confiance en Alexandre Bompard ?". Le propriétaire de Casino ne nous répond pas quand on évoque le PDG de Carrefour. Notre rencontre a lieu en novembre 2018, tout juste deux mois après leur tentative de rapprochement. Jean-Charles Naouri n’a pas digéré l’affront de son rival qui avait tenté de lui forcer la main.

"Alexandre Bompard a évoqué un rapprochement qui dégageait 30 millions d’euros de synergies sur les achats alimentaires", nous explique-t-il à l’époque, sans sourciller.

Un montant ridicule pour un groupe de plus de 30 milliards d’euros de chiffre d’affaires. "Nous sommes déjà associés avec Auchan et à Paris, nous serions en position dominante, balaie-t-il. L’Autorité de la concurrence ne laisserait pas passer". Puis il se tend légèrement et conclut: "Carrefour a refusé de signer la clause de non-agression". Le sujet est évacué en deux minutes. Alors quand on l’emmène sur le terrain de sa relation avec Alexandre Bompard, Jean-Charles Naouri clôt l’entretien. L’émotion n’est pas son terrain de prédilection.

Sept ans plus tard, sa rancune est tenace. Jean-Charles Naouri se rend à partir d’aujourd’hui devant les juges du Tribunal correctionnel de Paris. Il est accusé de "diffusion d’informations fausses et trompeuses", "manipulation de cours par procédés fictifs" et "corruption". Acculé par son pacte avec le sulfureux homme d’affaires Nicolas Miguet, il va tenter de détourner l’attention des juges en ciblant le PDG de Carrefour, en poste depuis 2017. Sa seule chance de s’en sortir.

Faire remonter le cours de Casino

Les 169 pages de conclusions de ses nombreux avocats s’acharnent à démonter l’accusation du Parquet national financier sur le motif "faux et trompeur". Et à démontrer que l’entourage de Casino a livré aux publications boursières de Nicolas Miguet des informations bien réelles. Ses avocats ont récupéré plusieurs mails entre la direction de Carrefour et sa banque Lazard grâce auxquels ils démontrent qu’en septembre 2018, Alexandre Bompard préparait bien une offre de rachat de Casino.

Mais la manipulation, elle, fait partie de sa grammaire des affaires. "Carrefour s’intéresse à Casino et travaille sur une offre", nous livre tout de go un banquier de Jean-Charles Naouri, ce jeudi 6 septembre 2018. "On devient une cible", alimente un membre de son entourage. À l’époque, le PDG veut se montrer désirable. Le cours de Bourse de son groupe a été divisé par deux depuis le début de l’année. Trois jours plus tôt, l’agence de notation Standard & Poor’s a estimé que l’enseigne était trop endettée.

Les spéculateurs ont anticipé cette décision de S&P. Et le vendredi précédent, le 31 août, l’action Casino a dévissée de 10%. C’est ce jour-là que tout a basculé. Le fonds d’investissement américain Muddy Waters déclenche une tempête boursière en affirmant dans un simple tweet que le groupe de distribution manque de transparence. C’est à ce moment-là que le PDG de Carrefour passe à l’offensive. Il demande à Alain Minc, entremetteur des patrons du CAC 40, de solliciter le PDG de Casino. Jean-Charles Naouri ne peut pas refuser de rencontrer son rival mais se méfie de lui. Rendez-vous est pris pour le 12 septembre, dans les bureaux parisiens d’Alain Minc.

Chacun veut coincer l’autre

Habitué à tordre le bras de ses partenaires, il a bien l’intention d’utiliser son adversaire. Faire savoir que Carrefour l’a approché, c’est l’assurance de faire remonter le cours de Bourse. "C’est aussi le meilleur moyen de faire dérailler un projet", s’amuse un banquier spécialiste des stratégies de défense. "Depuis début 2018, Carrefour étudie une opération sur Casino, ils ont même approché le gouvernement et l’autorité de la concurrence", nous assure un proche de Jean-Charles Naouri, ce même jour, le 6 septembre 2018.

On connait la suite: la rencontre entre les deux PDG se passent mal. Chacun veut coincer l’autre. Casino veut enfermer Carrefour dans six mois de discussions pour empêcher de l’attaquer. En face, Alexandre Bompard veut forcer Jean-Charles Naouri à discuter pour ensuite faire pression sur ses banques, les seules à "tenir" le propriétaire de Casino. Un jeu de théâtre où personne n’est dupe. Le deuxième échange, prévu le 20 septembre 2018, n’a jamais eu lieu.

Jean-Charles Naouri nous reçoit donc deux mois plus tard, au siège parisien de Casino, rue de l’Université. Froid, d’une grande politesse assortie d’un léger sourire courtois, il invite à s’asseoir en face de lui, de l’autre côté de son petit bureau où s’entassent de nombreux dossiers. Après avoir torpillé l’offensive de Carrefour, il passe aux aveux, en douceur. "Le sujet de la dette sera traitée, j’ai conscience que c’est urgent et grave", nous assure-t-il, convaincant. Sa société personnelle Rallye, qui contrôle Casino, croule sous 3 milliards d’euros de dettes. Ses banques commencent à s’inquiéter et lui mettent la pression pour se désendetter. Lui, refuse de vendre son empire, et veut faire remonter le cours de Bourse de Casino pour rassurer ses créanciers.

"On a anticipé les choses, promet-il. On va vendre des murs et en 2019, on aura réduit la dette de Casino."

Son bras de fer contre ses banques

Jean-Charles Naouri veut aussi tenir ses créanciers à distance pour gagner du temps. Il sait que le PDG de Carrefour a œuvré en coulisse pour les convaincre de le lâcher et le forcer à vendre Casino. Les banques françaises, elles, ont alerté l’Autorité des Marchés Financiers (AMF) sur les risques pour "la place de Paris". Elles ont près de 5 milliards d’euros logés dans toutes les sociétés de Casino et ses holdings, Rallye, Finatis, Euris… Un château de carte qui menace de s’effondrer. Seule la Société Générale est sortie du jeu.

En pleine tempête, en septembre 2018, le PDG de Casino réussit à leur arracher in extremis un prêt de 500 millions d’euros. Ce sera le dernier. La banque la plus exposée, le Crédit Agricole, commence à s’impatienter. "On prête de l’argent à Casino, pas à son propriétaire, s’agace un dirigeant de la banque verte, à l’époque. Il s’est engagé à des ventes d’actifs." La banque mutualiste, déjà empêtrée dans les difficultés d’Arnaud Lagardère, ne fait plus confiance à Jean-Charles Naouri.

Le propriétaire de Casino fait le tour des patrons de banques pour les rassurer, dont celui de BPCE, Laurent Mignon. Même BNP Paribas met la pression. "Jean-Charles Naouri est trop endetté, il n’a pas le choix, il doit vendre Casino", lâche à l’automne 2018 un ponte de la première banque européenne. Mais le PDG de Casino peut compter sur le patron de BNP Paribas. Le polytechnicien Jean-Laurent Bonnafé admire l’intelligence de Jean-Charles Naouri, énarque et normalien. Ce soutien inattendu crée un malaise dans le tout-Paris des affaires car le directeur général de BNP Paribas est, à l’époque, administrateur de… Carrefour !

Génie de la finance et déni paranoïaque

Les deux hommes ont la même froideur et sont les fils spirituels des frères Pébereau. Le premier a été repéré par l’emblématique fondateur de BNP Paribas, Michel Pébereau. Le deuxième a croisé la route du frère, Georges Pébereau dans les années 1980, autour d’un raid sur la Société Générale. "La finance parisienne admire encore Naouri pour ses prouesses de l’époque", résume un ancien banquier de Lazard. Lorsqu’il dirigeait le cabinet du ministre de l’Economie, Pierre Bérégovoy (1984-1986), il a été l’artisan de la libéralisation des marchés financiers. Le début de son mythe qui lui a permis de tenir si longtemps.

A partir d’aujourd’hui, les juges découvriront sa face sombre et sa légendaire paranoïa. L’ancien PDG de Casino se sentait en permanence menacé, par ses partenaires, ses rivaux, ses créanciers, déclenchant lui-même ses batailles, comme contre le brésilien Abilio Diniz ou les propriétaires des Galeries Lafayette. Il disposait même d’une "panic room" secrète, qui jouxtait son bureau, pour se réfugier en cas d’attaque. La légende raconte qu’il cachait dans le doublon de sa veste un petit diamant, à livrer comme rançon à d’éventuels ravisseurs. C’est tout cela que les juges auront du mal à démêler dans la bataille entre Casino et Carrefour, le vrai du faux, la pression de la manipulation, le déni de la paranoïa.

Matthieu Pechberty Journaliste BFM Business