Brexit: le blues des exportateurs britanniques

Ils ne décolèrent pas. Deux mois et demi après l’entrée en vigueur de l’accord post-Brexit, les entreprises britanniques exportant vers l’Union européenne peinent toujours à s’adapter aux nouvelles règles commerciales. Entre les documents à remplir et les contrôles douaniers auxquels elles doivent désormais se soumettre, la perte de temps et le coût engendrés par ces formalités se sont révélés difficilement supportables pour les plus petites d’entre elles.
Si le Premier ministre britannique, Boris Johnson, avait d'abord parlé de "problèmes au démarrage" et promis une fluidification des passages à la frontière, les principaux concernés semblent peu convaincus. "Les soi-disant problèmes au démarrage sont toujours d’actualité et ont coûté à l’industrie des dizaines de millions jusqu’à présent", a assuré James Whiters, directeur du groupe industriel écossais Scotland Food&Drink.
Perturbations à la frontière
Sur les réseaux sociaux et dans les médias britanniques, les témoignages de chefs d’entreprise exaspérés par cette situation se multiplient. Il y a d’abord la difficulté de trouver un moyen d’acheminer les marchandises sur le continent.
De nombreux transporteurs européens sont découragés par la bureaucratie. Ils préfèrent revenir vides dans l’UE plutôt que de remplir les formulaires", regrette auprès du quotidien Evening Standard Rod McKenzie, porte-parole de l’association professionnelle, Road Haulage Association.
Il estime à environ 20% la proportion de camions qui repartent vides du Royaume-Uni vers l’Union européenne. Dans le sens inverse, la situation est beaucoup plus simple, le gouvernement britannique ayant reporté de plusieurs mois les contrôles aux importations pour laisser le temps aux entreprises de s’adapter et ainsi assurer l’approvisionnement du pays dans de bonnes conditions.
Mais l’entrée en vigueur des nouvelles obligations douanières pour les exportations a causé beaucoup de mal aux entreprises britanniques, notamment pour les produits frais. Les perturbations à la frontière ont retardé les livraisons avec des conséquences lourdes pour leur activité, comme se souvient Ronald Scordia, patron de la société Angelbond qui fournit des crustacés.
Le camion est arrivé en retard et a mis 48 heures pour arriver en France. Il a raté sa correspondance le vendredi et les marchandises n’ont pu être envoyées que le lundi. Vous imaginez la qualité du produit une fois arrivé… Nous avons perdu beaucoup d’argent", témoigne-t-il dans le Guardian.
S’il reconnaît que les délais de livraison se sont améliorés ces dernières semaines, il dit toujours craindre qu’un camion soit retardé en raison de contrôles ou de déclarations douanières mal remplies. Ces pertes de temps liées aux barrières non-tarifaires instaurées entre le Royaume-Uni et l’UE ont d’ailleurs encouragé plusieurs transporteurs à préférer des liaisons entre la République d’Irlande et la France, au bénéfice des ports de l’Hexagone comme Cherbourg, Dunkerque, Roscoff.
Formalités complexes
Aujourd’hui encore, la moitié des entreprises concernées par l’exportation de biens vers l’Union européenne signalent qu’elles éprouvent des difficultés à s’adapter aux changements de procédures, selon une enquête de British Chamber of Commerce. Pour beaucoup, les nouvelles formalités sont en effet jugées bien trop complexes.
"Depuis le 1er janvier, il y a une pile de paperasses à remplir", raconte Nicolas Hanson, franco-britannique et patron du fabricant de pâtes fraîches haut de gamme La Tua Pasta. Ses produits, qui contiennent des aliments d'origine animale, nécessitent l‘intervention d’un vétérinaire chaque semaine en Angleterre avant d’être soumis à de nouvelles vérifications à Calais.
Même si tous nos documents sont parfaits, ils ouvrent le camion, défont les palettes et regardent tout", explique-t-il.
En février, une de ses livraisons n'est pas passée. Résultat, il a tout simplement dû faire revenir le camion.
Exportateur de poisson, Charlie Samways liste auprès de la BBC l’ensemble des documents à fournir pour permettre à un camion de franchir la frontière avec sa marchandise: après avoir obtenu un numéro d’identification, il doit apporter un certificat de capture de 27 pages pour prouver que le poisson a été capturé légalement, une déclaration de valeur de 2 pages, un certificat sanitaire de 20 pages confirmant que ses produits respectent les normes de l’UE et, dans le cas présent, 22 factures. Soit 71 pages au total.
"Nous devons créer trois factures pour chaque commande, qui détaillent les matériaux", s’agace également Neil Currie, directeur général de Netherton Foundry, un fabricant de matériel de cuisine. Et "nous sommes seulement 12 personnes, nous n’avons pas quelqu’un qui passe sa journée à travailler sur la gestion des exportations", ajoute-t-il. Comme lui, de nombreuses PME qui ne disposent pas de l’expertise suffisante cherchent à recruter un responsable d’exportations capable de les aider à remplir les documents. Mais la profession est confrontée à une pénurie, de sorte que les postes à pourvoir peinent à trouver preneur.
Coûts supplémentaires
Au-delà de la complexité des nouvelles procédures à respecter, les exportateurs britanniques font face à des coûts supplémentaires importants qui pénalisent sérieusement leur activité vers l’Union européenne. Fromager et directeur de la Hartington Creamery, Simon Spurrell assure que chaque colis expédié vers le continent nécessite l’obtention d’un certificat de conformité signé par un vétérinaire qu’il doit payer 180 livres (200 euros). Une somme considérable pour cette petite entreprise qui réalise 20% de ses ventes en ligne en Europe.
Sur Twitter, James Milbourne, producteur d’aliments pour animaux, s’est pris en photo avec les 72 documents nécessaires à l’exportation de ses produits. Il s’inquiète de devoir payer "100.000 livres par an de frais d’inspection vétérinaire contre zéro auparavant" et juge ces nouveaux coûts "paralysant pour une petite entreprise" comme la sienne.
"Ce qui m'inquiète c'est que la Grande-Bretagne semble un peu toxique désormais", déplore de son côté Neil Currie. Et pour cause, pour exporter en France une poêle à frire de 50 livres, il faut désormais compter 16 à 20 livres en coût de distribution contre 8 livres avant le Brexit, de quoi décourager les acheteurs.
Face à ces coûts supplémentaires, certains, comme Baron Shellfish, un exportateur de homards du nord-est de l'Angleterre, ont tout simplement mis la clé sous la porte. Les éleveurs de saumon écossais chiffraient, eux, à 11 millions de livres les pertes fin février. Quant au fabricant de pâtes Nicolas Hanson, il évalue le coût du Brexit entre 50.000 et 70.000 livres sur l’année. Selon l'association des entreprises manufacturières britanniques Make UK, plus d'un tiers d'entre elles disent avoir perdu des ventes depuis deux mois.
Chute des exportations en janvier
Les derniers chiffres publiés parlent d’eux-mêmes. Selon l’Office statistique national (ONS), les exportations de biens britanniques vers l’UE ont dégringolé de près de 41% en janvier, mois au cours duquel le Royaume-Uni a officiellement quitté le bloc communautaire. En prix et volumes, c'est "la plus forte chute en un mois depuis que ces chiffres ont commencé à être mesurés en janvier 1997", note l'ONS. Eurostat, qui utilise une méthodologie différente, parle même d’une baisse de 59,5%.
Ces chiffres témoignent de la situation confuse qui règne depuis le début d’année même s’ils souffrent également d'un effet comparatif défavorable, rappelle l'ONS. En effet, le commerce extérieur britannique en novembre et décembre avait à l'inverse bénéficié d'un afflux d'importations et d'exportations, les entreprises tentant de faire des stocks en prévision de la sortie effective du marché unique et de potentielles perturbations début 2021.
Reste qu’ils traduisent également les difficultés des petites et moyennes entreprises à s’adapter aux nouvelles règles commerciales. Nombre d’entre elles ont d’ailleurs décidé de faire une pause dans leurs exportations vers l’UE, comme Sarah McCartney, qui a une petite société de parfums et expliquait au Guardian en février que le Brexit était beaucoup plus difficile que prévu.
D’autres ont décidé de continuer de commercer avec l’UE en procédant à quelques changements. "Je vais augmenter les prix en France. La demande va peut-être se réduire un peu mais je ne peux rien faire d’autre", explique Nicolas Hanson qui réfléchit à ouvrir un site en Europe. Neil Currie envisage lui aussi d’entreposer des stocks en France, au Benelux ou en Allemagne, et prévoit de lancer un site de ventes en ligne en euros. "Je ne vais pas me laisse abattre. Je ne veux pas que nous soyons vus simplement comme des Anglais qui lèvent le pont-levis", a-t-il dit.