L'État paie entre 78 et 126% de cotisations retraite pour les fonctionnaires contre 17% pour le privé: est-ce une manière de cacher le vrai déficit des retraites?

Le ministère de l'Economie à Bercy, le 5 juin 2023 - AFP
Les données budgétaires seraient-elles biaisées? En lançant en février le débat sur l'existence d'un prétendu "déficit caché" des retraites, l'ancien Premier ministre François Bayrou a eu le mérite de soulever une problématique propre au régime de retraites des fonctionnaires d'État. Ou plus précisément une spécificité comptable qui aboutit à gonfler artificiellement les dépenses de certains ministères -à commencer par l'Éducation nationale- et plus largement le niveau global des dépenses publiques en France.
Le point de départ de cette "anomalie" provient de la situation démographique du régime des retraites des fonctionnaires qui est aujourd'hui nettement dégradée par rapport à celle de l'ensemble de la population. En 2023, on dénombrait 1,97 million de fonctionnaires civils ou militaires cotisant pour 2,06 millions de pensions versées, soit un ratio de 0,96 cotisant pour un pensionné, contre environ 1,7 dans le privé.
Un déséquilibre qui a été accentué ces dernières années par des choix politiques visant à contenir la masse salariale dans la fonction publique (décentralisation, gel du point d'indice, recours aux contractuels, part croissante des primes...) et donc à réduire le nombre de cotisants et le montant des cotisations récoltées.
Une cotisation employeur exorbitante
Les fonctionnaires actuels n'étant pas assez nombreux pour payer les pensions des retraités, l'État vient "combler le trou" en appliquant une cotisation employeur démesurée de 78,3% sur la rémunération des fonctionnaires civils et de 126,07% sur celle des militaires. À titre de comparaison, cette contribution employeur au régime général et complémentaire s'élève à 16,67% dans le privé.
Depuis 2006, la loi prévoit en effet que le compte d'affectation spécial (CAS) "pension"(un document annexé au projet de loi de finance où figurent les recettes et dépenses du régime de retraite des fonctionnaires) ne puisse jamais être en déficit. La contribution employeur est donc ajustée chaque année pour qu'il ne tombe pas dans le rouge. Reste que beaucoup jugent le taux appliqué délirant. À commencer par François Bayrou, pour qui l'application dans le public du taux en vigueur dans le privé conduirait à réévaluer le déficit des retraites d'environ 40 milliards d'euros supplémentaires.
Pour rappel, en 2024, les comptes du système des retraites présentaient un déficit de 1,7 milliard, soit 0.41% du budget total des retraites. Et en 2025, selon le Conseil d’Orientation des Retraites (COR), ce déficit devrait augmenter pour atteindre 5 milliards d’euros.
Mais l'Institut des politiques publiques (IPP) comme le Conseil d'analyse économique (CAE) qui a publié une note récente sur le sujet contestent l'idée d'un "déficit caché", notamment parce que, au-delà de ce qui relève véritablement de la cotisation employeur, des financements complémentaires puisés dans le budget général du pays sont déployés pour assurer l'équilibre du régime de retraite:
"Ces financements complémentaires font, en toute rigueur, eux-aussi partie des ressources octroyées au système de retraite. Ils sont donc 'vrais' et ne constituent pas un 'déficit caché'", notait l'IPP, rappelant que le système français n'a jamais été un système par répartition "pur" puisqu'il n'est pas uniquement financé par des cotisations assises sur les salaires.
Un taux de cotisation "réel" de 34,7%
Circulez, il n'y a rien à voir? Pas vraiment. Car la situation n'est pas parfaite pour autant: "Le problème que l’on peut soulever au sujet de cette contribution employeur de l’État est qu’elle manque de transparence en mêlant à la fois une cotisation similaire à celle des employeurs dans le régime général, le financement de dispositifs de solidarité (...) et une subvention permettant d’équilibrer le régime, sans qu’il soit possible de distinguer ces trois éléments", reconnaît Hélène Paris, secrétaire générale du CAE.
C'est justement ce qu'a tenté de faire l'IPP. En tenant compte des spécificités du régime de retraite des fonctionnaires dont les règles sont très différentes de celles du régime général, l'Institut a estimé que le taux de cotisation employeur "normal" devrait être de 34,7%.
Le reste (43,6% donc) "qui n'a pas vocation à être financé par une cotisation de retraite répartie uniformément sur tous les fonctionnaires d'État" mais plutôt par les impôts et taxes comme c'est le cas dans le privé correspond à la prise en charge de dépenses de solidarité (majorations de pensions pour enfants, validation de trimestres au titre de la maladie...) et à une subvention de l'État pour équilibrer le régime.
Des mécanismes de compensation incomplets
Il existe des "mécanismes de compensation" démographiques qui prennent la forme de transferts entre les régimes de retraite dont la démographie est favorable et ceux pour lesquels elle ne l'est pas.
Mais l'État ne percevait que 500 millions d'euros en 2021 au titre de ces mécanismes alors qu'il pourrait prétendre à plus de 10 milliards d'euros. Dit autrement: l'État a décidé de prendre à sa charge le déséquilibre plutôt que de mettre en place une compensation complète entre régimes, ce qui revient à accorder une subvention "implicite" de 18 milliards d'euros au régime général, selon l'IPP.
Des dépenses et des recettes révisées en baisse de 29 milliards d'euros
Pour l'IPP et le CAE, faire apparaître dans les comptes du régime des fonctionnaires cette cotisation employeur de 34,7%, distincte des mécanismes de solidarité et de la subvention de l'État, serait plus juste et permettrait de ne plus avoir "une lecture faussée de la répartition de la dépense publique". Car la prise en compte aujourd'hui d'un taux de plus 78% qui mélange des choux et des carottes conduit à surestimer le niveau des dépenses publiques.
L'explication ne tient qu'à des conventions comptables. En l'occurence, les cotisations employeurs de fonctionnaires d'État sont comptabilisées plusieurs fois: "une première fois dans les dépenses publiques" (rémunérations versées aux fonctionnaires en activité), "puis dans les recettes publiques" (le fonctionnaire "paye" la cotisation à son employeur) "et à nouveau dans les dépenses publiques" (retraites payés aux fonctionnaires), observe l'IPP.
Or ce n'est pas le cas des simples mouvements de trésorerie internes entre administrations. Ce que sont en réalité les dépenses de solidarité et la subvention de l'État. Au même titre par exemple que "la dotation globale de fonctionnement (DGF) des collectivités locales, qui est une dépense pour l’État et une recette pour les collectivités locales", illustre Hélène Paris. Cette dotation n’est donc "pas incluse dans les dépenses publiques de l’ensemble des administrations publiques: cela reviendrait sinon à compter deux fois les dépenses des collectivités locales permises par cet apport de ressources qu’est la DGF".
Retenir un taux de cotisation employeur de 34,7% au lieu de 78,3% conduirait donc in fine à diminuer comptablement le niveau des dépenses et recettes publiques de 28,9 milliards d'euros pour 2023, d'après Hélène Paris. Soit un ratio de dépenses publiques et de recettes publiques rapportées au PIB plus faible de 1,1 point (57,2% et 51,4% en 2024). Cette nouvelle méthode comptable n'aurait en revanche aucun impact sur le niveau du déficit public puisque les dépenses comme les recettes baisseraient.
Les budgets de l'Éducation et de la Défense moins importants qu'annoncé
Considérer une cotisation employeur de l'État de 34,7% revient de surcroît à réduire le coût d'un fonctionnaire. Les budgets et dépenses "réels" des ministères affichant la masse salariale la plus importante diminueraient mécaniquement sur le papier: -12,8 milliards d'euros pour l'Éducation, -7,6 milliards pour la Défense, -4,7 milliards pour le secteur "Ordre et sécurité publics".
C'est ce qui fait dire à l'IPP que les conventions comptables actuelles faussent les comparaisons internationales. "En l’absence de correction, la France affiche une dépense d’éducation de 5,4% du produit intérieur brut. Après correction, la dépense réelle n’est plus que de 5% du PIB, ce qui situe la France juste au-dessus de la moyenne des pays de l’OCDE", détaille l'institut.
Pire encore, la dépense par élève du premier degré "déjà faible" en France placerait l'Hexagone "dans les 25% des pays de l’OCDE qui dépensent le moins en termes de dépenses par élève" si l'on excluait les "transferts" des cotisations retraite des fonctionnaires.
Reste que si les budgets des ministères employant beaucoup de fonctionnaires sont surestimés en raison du poids des retraites, il est possible que d'autres pays utilisent les mêmes méthodes comptables. Sauf qu'"il n’y a pas, à notre connaissance, de pays qui affiche des taux de contribution employeurs aussi élevés que la France", précise l'IPP. Dès lors, nos voisins sont "peu susceptibles de surévaluer autant leurs dépenses d’éducation que la France".